Diaire de Roquetas ( Espagne ) (André , Juan Francisco , Juan ) - d'André :
En ces jours, je me promène, le long de la plage, sous un ciel gris et nuageux, évoquant plus la Mer du Nord que l’Andalousie. Une brume épaisse bouche l’horizon, la côte, la montagne… et la mer se réduit au jeu des vagues au bord de la plage. Ainsi, au lever du jour, seules les nombreuses structures des grues des divers chantiers de construction, donnent en filigrane un contraste sur ce fond de grisaille et balisent le paysage. Ces grues sont bien "l’emblème" actuel de Roquetas et de toute la zone, en ces vingt dernières années. Partout où l’on porte le regard elles sont là, dominant les immeubles. On ne cesse de construire des ensembles d’immeubles de types "résidentiel" et l’on vend à "prix d’or", fruit d’une spéculation juteuse, un climat agréable toute l’année. Toute la zone s’est transformée en zone touristique d’hiver comme d’été. Qui a connu Roquetas des années 70 la trouverait méconnaissable. Ces grues sont aussi "le signe" des contrastes importants de la société actuelle qui, sous des apparences de facilité et de bien être, favorables à un petit nombre, cache une réalité tout autre et fort complexe. Cette société de "bien être pour tous" est de fait, pour bien des personnes et familles, contraignante et exigeante. Pour le grand nombre, son prix en est un contexte de vie dur et difficile : emploi précaire, horaires indéterminés dans bien des secteurs, fatigue excessive due au rythme et aux contraintes de la vie quotidienne qui se répercutent en chaîne au niveau santé, vie de famille, attention et éducation des enfants, vie de couple… sans parler de problèmes sociaux plus sérieux : attention et service aux personnes handicapées ou âgées, orientation et formation des jeunes qui ne peuvent achever le cycle scolaire obligatoire (16 ans), marginaux de toutes sortes, conséquences de la drogue, réinsertion sociale… où les efforts mesurés des divers services sociaux restent bien en deçà des nécessités réelles. Dans ce contexte, bien de gens de notre entourage voient "difficile" de prendre dix jours "gratuits" pour vivre un temps de retraite et de jeûne complet, comme je le vis en ces jours. Temps de retraite, dans le silence, la prière, favorable à l’écoute, la disponibilité, la méditation, la réflexion, la lecture. Temps de jeûne qui permet de se purifier, de se renouveler, d’être conscient, d’aller à l’essentiel, de reprendre force. Pouvoir me libérer ainsi dans le cadre de mes diverses activités paraît presque une chance, une possibilité hors du "normal"... Durant ce temps, j’aime lire, prier et méditer les psaumes : sentier maintes fois parcouru, connu… et pourtant au détour du chemin, il y a toujours une nouveauté à découvrir, à savourer… Les psaumes dans la confiance inébranlable du psalmiste pour son Dieu, nous guident et nous réconfortent pour accueillir et vivre cette souffrance humaine que nous côtoyons, et les effets du mal inhérent à notre nature humaine. Tous nous vivons et partageons avec d’autres personnes, des situations difficiles, douloureuses, parfois sans issue ou si dures qu’elles nous accablent ou nous écrasent. Bien souvent, malgré notre bonne volonté, notre désir d’aider, après avoir essayé tout ce qui semblait possible, à portée de main et réalisable, nous demeurons désemparés. Et bienheureux les rares occasions ou "ce possible" aboutit à une issue favorable et positive. "Seigneur, mon âme est bouleversée, jusques à quand?…" (Ps 6,4). Le plus souvent, être là, écouter, se faire proche, accompagner, partager avec le cœur, confronté à la souffrance, au désespoir, au mal sous toutes ses formes…. Une amie, Laurence, riche de l’expérience et de la sagesse de toute une vie, femme profonde, sensible, spirituelle, vivante d’une grande vie intérieure, me partageais la lassitude ressentie face à une situation difficile et douloureuse vécue dans sa propre famille… Durant de nombreuses années, elle est restée avec ce sentiment intérieur d’échec et ce goût amer de ne pouvoir rien faire, malgré toutes ses prières et ses supplications. Elle me disait qu’elle avait retrouvé la paix intérieure et la sérénité, le jour où elle avait pris conscience que son attitude d’accueil et ses prières ne sont pas "vaines" malgré les apparences, et qu’un jour, selon les plans de Dieu, elles porteront leurs fruits et seront aussi, pour eux "Source de Vie" : "C’est cela ma mission envers eux"… "Le Seigneur écoute la voix de mes supplications, le Seigneur fait écho à mes sanglots, Le Seigneur fait sienne ma prière" Ps 6,9-10 *** Dans notre zone, la réalité la plus marquante de ces quinze dernières années reste le flux migratoire continu et toujours croissant qui a transformé le visage et la couleur de cette région en un microcosme cosmopolite. Almería, terre d’émigration depuis des siècles, est devenue terre d’immigration. C’est un "défi" dont nous avons du mal à imaginer l’ampleur et les conséquences. Sur la côte le flux des "pateras" (barques souvent précaires), assure le voyage "tout risque" des désespérés, véritable trafic organisé bien souvent par des circuits parallèles à ceux de la drogue. Combien, après avoir réussi à traverser le désert, et avoir dépensé une fortune gagnée peu à peu en accomplissant des petits boulots mal rémunérés, pour pouvoir payer enfin "le voyage"… n’ont jamais vu l’horizon des côtes espagnoles et ont péri en pleine mer?… Nul ne le sait. Comme les mesures de contrôle et de surveillance maritime et aérienne se sont renforcées notablement, les routes se sont diversifiées et allongées, ce qui augmente les risques. Actuellement la route principale part du sud du Maroc ou des côtes de Mauritanie, vers les îles Canaries. Mais le flux continue, par voie aérienne des pays d‘Amérique du Sud, et par voie terrestre d’Europe de l’Est (Roumanie, Russie…). Il est évident que la solution n’est pas de renforcer les "barrières", toujours perméables, mais de favoriser un autre équilibre de justice, respectueux d’un développement équitable au niveau mondial. *** Juan Francisco et Juan, les deux piliers de notre fraternité depuis bien des années, seraient mieux à même de pouvoir parler de ce vécu de notre fraternité, de ce qui en fait sa richesse et de son évolution. Roquetas ne présente plus ce milieu uni comme il y a 20 ans. Et les activités de chacun se sont diversifiées. Juan Francisco continue avec fidélité son travail d’ouvrier agricole qui le conduit deux, trois jours par semaine à aller travailler dans une petite exploitation, à environ cent kilomètres d’ici. Après ces jours de travail et de retraite, il réapparaît parmi nous. Les autres jours il se consacre à la visite de personnes malades ou âgées, aux activités d’un groupe charismatique bien vivant de la paroisse ou d’un centre culturel naissant à disposition des émigrés ou comme en ces semaines, à accompagner avec beaucoup de patience et de disponibilité une personne qui tente de sortir du cercle vicieux de l’alcool. C’est aussi l’âme contemplative de notre fraternité. De plus il soigne avec grand soin les nombreux plants d’aloès qui ornent le patio et veille au bon fonctionnement matériel de notre maison. Juan, le matin, assure à mi-temps le travail administratif de gestion d’une résidence pour personnes âgées. En plus il porte le souci de la fermeture prochaine de cette résidence qui ne répond plus aux normes actuelles en vigueur : c’est la "chronique d’une mort annoncée"… De fait depuis déjà 6 ans, ce centre doit être remplacé par une résidence municipale plus grande et adaptée aux normes actuelles, mais ce nouveau centre, maintes fois remis en chantier… tel un fantôme, ne termine pas de voir le jour… L’après midi, il reprend du service, comme volontaire et membre de l’équipe responsable d’une association "Amiromar" qui gère un centre de formation et d’accueil de jour pour handicapés physiques. Cet engagement requiert de sa part, aussi bien des efforts, de la disponibilité et du temps. C’est aussi le maître d’œuvre de la page Web, commune à toute la famille de Frère Charles en Espagne.
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