Joao2Diaire de Salvador de Bahia ( Brésil )

 

-         de João :

 

Août 2006

"Il nous est arrivé de la route…

De la nuit de la route…

De toutes les nuits …

Il a traversé la nuit de la "Febem" (la prison des mineurs),

la nuit de "menino de rua", nuit de l’abandon.

Il a traversé la nuit du crime,

la nuit de la prison,

la nuit de Carandirù (où 111 prisonniers ont été tués dans une nuit).

Il a traversé la nuit de la drogue, celle de l’alcool, nuit des fuites.

Il a traversé et il est arrivé à l’autre rive.

 

Il a rejoint un rivage que peu d’entre nous atteignons pendant notre pérégrination sur cette terre. Dans le chemin, il est allé plus loin que nous qui lisons ses poèmes.

Par la traversée d’une dense obscurité, il a rejoint une lumière éclatante. Par la descente dans les abîmes les plus profonds, il a atteint les hauteurs les plus élevées.

Nous nous aimions profondément avec Luis Carlos!

Luis Carlos vit ! il a tracé le chemin de la communauté des clochards".

J’ai voulu commencer ce diaire par ce souvenir. Il exprime ce que je cherche à vivre aujourd’hui avec ceux qui sont exclus par notre société et par nous aussi, (trop souvent pharisiens dans nos milieux religieux). Souvent nous avons de la peine à les entendre; eux ont toujours de la peine à nous entendre.

Pendant longtemps (20 ans)[1], j’ai voulu fuir la Fraternité, alors que celle de Bindua était seulement à 60 Km de Cagliari[2], ma ville d’origine. C’était une fuite parce que je ne comprenais pas (comme aujourd’hui d’ailleurs) ce que dans le concret nous appelons "la vie religieuse". Cette manière de vivre de tant de communautés d’hommes et de femmes. Aussi mes amis "clochards" ne la comprennent pas.

Dans une interview en février 2006 en Italie, on m’a demandé entre autre: "Pourquoi le choix des Petits Frères?" J’ai répondu: "Parce qu'avec les Petits Frères j’ai vu la possibilité d’être Eglise (celle de Jésus) dans 'la cale' de l’humanité". J’ai toujours présent à l'esprit que les esclaves furent transportés de l’Afrique au Brésil dans 'la cale' des bateaux, avec la bénédiction de l’Eglise institutionnelle, et donc des congrégations religieuses. J’ai aussi répondu: "Parce que frère Charles de Foucauld nous a appris que nous devions crier l’Evangile avec la vie. La Fraternité donc était et reste pour moi la possibilité de descendre dans 'la cale' de l’humanité et d’oser vivre l’Evangile avec la vie".

*

Depuis 1975, je suis à Salvador de Bahia. Nous avons commencé ensemble, moi et Antonio  (décédé à Salvador de Bahia en  novembre 2005).

Au départ, nous avons vécu 5 ans sur des pilotis dans le quartier "Alagados". Nous étions accueillis par le curé qui faisait partie de la Fraternité Sacerdotale Jésus Caritas. Aujourd’hui encore la fraternité se trouve sur la même paroisse dont le père Gaspar est toujours curé. Mais nous ne sommes plus parmi les "alagados", mais sur la colline. Depuis, d’autres frères ont partagé le chemin de cette fraternité: Marcello, Gino, Joël, Teo, Andres. Notre curé connaît et respecte bien notre charisme; cela nous a aidés à faire notre chemin dans la paix sans être impliqués dans les exigences de la paroisse.

 

L’état de Bahia, qui a Salvador comme capitale[3], a une population formée à 80% par des personnes dont les ascendants sont d’origine africaine. La culture, et par conséquent aussi la religion, sont surtout africaines. Quelques années en arrière encore, ces personnes ne pouvaient pas entrer dans la "vie religieuse": les congrégations avaient leurs esclaves, ils étaient peut être mieux traités, mais… esclaves.

Depuis 1980, la fraternité se trouve dans une "favela"[4]. Ici à Salvador, les favelas sont mieux connues sous le nom d"invasion" ou "occupation". C’est que nous tous, les habitants des "favelas", nous avons envahi et occupé un morceau de terre dans la banlieue de la ville, et nous y avons construit nos maisonnettes faites, au moins dans les premières années, avec de la boue. Maintenant "l'invasion" est devenue un quartier et il n’y a plus de maisons faites avec de la boue. Celle de la fraternité est la dernière maison qui a été refaite avec des briques; nous l’avons voulu ainsi exprès.

La religion prédominante est celle du "Candomblé" avec des rites en langue Nagô-Yoruba (mélange de culture angolaise-nigérianne etc.). On a écrit beaucoup sur le syncrétisme du "Candomblé". De fait c’est une religion complètement différente du christianisme. Ce n’est pas du vrai syncrétisme. Pendant l’esclavage, les esclaves ne pouvaient pas pratiquer leur religion, alors ils la cachaient derrière des noms et des rites empruntés à la religion de leurs maîtres. Quand je suis arrivé au Brésil comme prêtre diocésain en 1965, il y avait encore une loi qui interdisait et punissait les disciples du "Candomblé".

C’est dans cette réalité de la ville de Salvador que la fraternité est présente et vibre au rythme des tambours et des rites du "Candomblé".

*

Travailleur manuel jusqu’en 1995, je suis depuis un retraité brésilien. Maintenant j’ai plus de temps libre, mais moins d’énergie pour me dédier au quartier, avec une présence qui, j’espère, est témoignage, et à deux autres réalités. La première est celle d’enfants et de jeunes[5] à haut risque dans le quartier le plus malfamé de cette grande ville de Salvador: une "favela" dominée par la drogue et donc par la violence. Je n’ai pas de responsabilité : tout se vit dans la présence et le témoignage.

L’autre réalité qui m’interpelle est la communauté des clochards avec laquelle j’essaye d’être présent tous les jeudis. Depuis 5 ans, ils ont occupé une église dédiée à la Sainte Trinité. L’initiateur et l’animateur de tout cela est Enrique, un jeune français qui a commencé son chemin comme "pèlerin de la Trinité" [6]: pèlerin en Palestine,  en Algérie,  à Spello (Italie), à Titicachi (Bolivie), etc.. Il a vécu comme clochard pendant plus de 10 ans ; ensuite il a commencé à réunir ses amis de la route, ici à Salvador, dans cette église abandonnée. Aujourd’hui, le noyau de la communauté est formé par 18 personnes. Sans être une "communauté religieuse", ils ont une vie spirituelle et ils accueillent dans l’église les amis qui se trouvent encore dans la rue, dans l’alcool, dans la drogue.

C’est difficile de vous décrire ma présence parmi eux. Essentiellement, c’est de rester à l’écoute: combien sont intéressantes leurs réflexions après la lecture d’un texte d’Evangile!

Certainement, le charisme et la spiritualité de la Fraternité m’ont beaucoup aidé dans ma tentative de vivre un chemin de micro œcuménisme. Voici par exemple une réflexion de Benedito: "Malgré les nombreuses hostilités de la part des forces mortifères, nous voulons, avec les groupes humains historiquement appauvris (les sans terre, les petits paysans, les travailleurs, les femmes, les descendants des esclaves, etc.), nous compromettre dans la lutte historique pour que l’identité de chaque peuple puisse continuer à exister. Nous voulons racheter les valeurs fondamentales de ces peuples: l’humanité, la terre-territoire, la culture, l’autonomie et le droit". Benedito, brésilien, a été pendant 6 ans responsable international de la Fraternité Séculière.

En ces jours, je lis la thèse universitaire en Science des Religions de notre frère Geraldo Abdias Lopes: "Un dialogue inter religieux dans le chemin du CIMI (Centre Indigéniste Missionnaire, Sao Paulo, 2005)". A la page 35, il écrit: "Dans des époques récentes le dialogue inter-religieux a eu certains pionniers. Au XXe siècle, une expérience paradigmatique a été celle de Charles de Foucauld. Dans une lettre à un ami il confie: "Je suis ici non pour convertir les touaregs mais pour essayer de les comprendre (…), je crois que le bon Dieu accueillera dans le ciel ceux qui seront bons et honnêtes."

C’est une des phrases fortes de frère Charles qui m’accompagne dans mon chemin.

 

[1]  João a été prêtre diocésain pendant longtemps avant de rentrer à la Fraternité.

[2]  Cagliari, ville de la Sardaigne (Italie).

[3]  La population du Brésil est de 176.900.000 habitants; celle de l’état de Bahia 13.790.000; la ville de Salvador fait 3.190.000 habitants

[4]  Bidonville.

[5]  70 enfants, 30 adolescents, 33 jeunes.

[6]  Titre d'un livre récit-témoignage.