Voici le témoignage de José Luis, régional d'Amérique du sud pour les Petits Frères de l'Evangile, qui a participé dernièrement à la présentation du livre.
Au début de ce mois d'octobre 2007, nous nous sommes retrouvés en Argentine. La raison en était la publication d'un livre sur notre frère Mauricio Silva à qui la direction générale des Cultes de la ville de Buenos Aires voulait rendre hommage…
Je vous fais un peu d'histoire pour vous rafraîchir la mémoire : Avec le retour de la démocratie en Argentine, beaucoup de groupes, de personnes et d'institutions ont commencé à faire des recherches et à déposer des plaintes auprès de l'administration au sujet des délits commis à l'époque de la dictature militaire : assassinats, tortures, disparitions, non-respect des droits de l'homme… Des jugements ont eu lieu avec des condamnations, des détentions, des incarcérations et en certains cas, des indemnisations aux familles des victimes (ou aux victimes elles-mêmes si elles étaient encore vivantes).
Il y a quelques années, le président Menem avait mis fin, par une loi appelée "punto final", à tous les procès en justice intentés au sujet des disparus et des violations des droits humains. Cette loi amnistiait tous les tortionnaires et lésait le droit des victimes. Tout était ainsi gelé, et ceci paraissait définitif… Avec la venue au pouvoir du président Kirschner, cette loi de "punto final" a été abolie : on a permis de réouvrir des milliers de dossiers qui avaient été mis aux archives. On pense que les disparus sont au nombre de 30 000 !
Comme bien d'autres, le dossier de notre frère Mauricio Silva a été réouvert et il est présent dans une 'cause' avec une centaine d'autres victimes : cette cause est présentée par un groupe d'avocats devant le juge. C'est alors que la direction générale des Cultes s'est intéressée plus spécialement à Mauricio et a commencé à récolter des informations sur lui ; elle l'a fait avec tant de dévouement et de précision qu'on en est arrivé à décréter officiellement que la journée du 14 juin serait désormais, dans toute la ville de Buenos Aires, "Journée du balayeur". Pourquoi le 14 juin ? Parce que le 14 juin 1977 Mauricio a disparu et qu'il avait choisi volontairement ce travail et cette insertion au milieu des balayeurs de rue.
La direction générale des Cultes a réussi à regrouper tellement d'informations sur la vie de Mauricio qu'un livre vient d'être publié grâce à Alicia Vázquez et Gabriel Seisdedos. Le livre est intitulé : "Gritar el evangelio con la vida, Mauricio Silva Barrendero" (Crier l'Evangile avec la vie, Mauricio Silva balayeur de rue). Les frères qui ont connu Mauricio sont contents du contenu car il reflète bien sa vie : ce qui l'a conduit à la mort fut sa fidélité à Dieu et aux pauvres.
Le jour de la présentation du livre, 3 frères de l'Evangile étaient présents à Buenos Aires : Jésus Silva venu de Caracas au Venezuela (c'est le propre frère de Mauricio… Il est entré à la Fraternité des Petits Frères de l'Evangile deux ans après Mauricio), Francis venu de La Paz en Bolivie (il a bien connu Mauricio en Argentine) et José Luis qui vous écrit, venu de Cochabamba en Bolivie. Il y avait aussi Domingo et Pablo, deux Petits Frères de Jésus d'Argentine. Il y avait aussi un grand nombre de Petites Sœurs de Jésus d'Argentine et plus de deux cents personnes (anciens frères ou anciens novices, membres de la Fraternité Séculière ou admirateurs de Charles de Foucauld, etc). Il y avait aussi deux "mères de Plaza de Mayo" et aussi le prix Nobel de la paix, Pérez Esquivel. Tous les témoignages ont été impressionnants. La présentation entière a duré environ deux heures.
Le témoignage de Jesus Silva a été rempli d'émotion ; il y a eu celui de Marta, une femme qui vivait à la fraternité avec les frères dans les jours de la disparition de Mauricio, celui de Francis, celui de Domingo, le régional des Petits Frères de Jésus que Mauricio a visité plusieurs fois les jours précédant sa disparition. Pérez Esquivel a conclu par un discours.
Ensuite il y a eu un vin d'honneur pendant lequel j'ai pu parler avec Veremundo qui a été compagnon de travail de Mauricio. Nous étions d'accord : la mort de Mauricio n'a pas été vaine. Le signe en est que nous sommes tous ici au milieu des balayeurs.
Je voudrais parler maintenant d'un fait parallèle qui est survenu le jour suivant : la condamnation à perpétuité d'un prêtre argentin Von Wernich qui fut aumônier de la police à l'époque de la dictature, et dont la complicité a été démontrée. Nous avons vu le jugement à la télévision : la salle était pleine.
Le jour suivant, un journal a rapporté, en seconde page, le cas de Mauricio avec de grandes photos ; en troisième page, il y avait en parallèle celui de Von Wernich, également avec de grandes photos. Deux visages d'Eglise, ou si vous voulez de croyants : l'un du côté des victimes… l'autre du côté des bourreaux…
Nous avons écouté le cri des 30.000 familles qui pleurent leur fille, leur fils ou leur conjoint : tous désirent que la vérité soit connue, que les atrocités soient dévoilées et ne restent pas impunies. Je n'ai perçu aucune haine, mais seulement un désir de vérité. Pour pardonner, il faut bien savoir à qui on pardonne, et pourquoi on pardonne… sinon, c'est comme si on mettait un bandage sur une blessure sans la soigner… tôt ou tard, elle se réveillera…