Mauricio retourne en Argentine malgré les risques

 

Mauricio écrit à un frère du Venezuela, le 30 mars 1977:

Il y a une semaine exactement que je me trouve de nouveau en Argentine.

Je te confie que je me sens bien en ce moment : j'ai appris beaucoup de choses ces derniers temps et je désire créer des "racines profondes": je veux me donner totalement au Seigneur… mais les barrières intérieures qui m'en empêchent sont encore très grandes. J'attends beaucoup de tes prières et de ton amitié qui furent toujours pour moi un appui et une force, durant mon "pèlerinage"… Pour ma part, je tâche d'être moi-même un appui pour ceux qui sont prés de moi. Je veux m'efforcer à cela et assumer sérieusement l'engagement que j'ai contracté avec la Fraternité… Fraternellement à tous….

      Mauricio.

Mauricio connaissait les risques. Il savait ce que Patricio Rice avait vécu en prison (du 12 octobre au 3 décembre 1976), et c'est parce que Patricio était Irlandais que son ambassade a pu le faire sortir du pays. Nous pouvons lire ce que Patricio nous partageait depuis Londres le 14 avril 1977 :

"Venez vous-mêmes à l'écart et reposez-vous un peu"

 Cette invitation de l'Evangile adressée par Jésus semble me poursuivre beaucoup ces derniers jours à Londres; plus que toute autre phrase, elle parle de ma situation présente: dérouté, seul et bouleversé!

Quand je suis arrivé au mois de décembre à Londres, j'ai pensé que je ne pouvais garder le silence sur ce que j'avais vécu et que c'était mon devoir d'en parler; 'garder le silence' aurait été, pour moi, une infidélité envers mes amis, envers tous ceux qui souffrent encore et qui n'ont pas de voix.

Quand je regarde le passé, je commence à réaliser et à me rendre compte quelle bénédiction cela a été pour moi de vivre ces derniers temps dans la Fraternité en Argentine; je me sens encore lié à cette fraternité en Argentine. Ce fut une véritable "explosion prophétique" de l'amour de Dieu pour les pauvres et un témoignage de sa volonté pour leur libération. Cette expérience intense était peu ordinaire... avec ses faiblesses, ses excès, ses erreurs et aussi avec beaucoup de courage et de foi. Peut être, en ce temps, on a très peu parlé du Frère Charles, de son esprit, de la Fraternité... pourtant il nous a inspiré dans cette recherche... et nous cherchons encore. Le Frère Charles a été à la Trappe, à Nazareth, à Béni Abbés, à Tamanrasset... et là, il a rencontré la mort. Nous, nous avons commencé à Fortin Olmos, à Suriyaco, plus tard à Córdoba, et finalement à Buenos Aires.

J'ai pu constater ces derniers temps comment Jésus est présent dans les situations les plus diverses; c'est une impression très forte ! Quand tu restes de longs moments seul, ou avec une cagoule sur la tête, ou les yeux bandés ou bien encerclé par des gens qui cherchent à t'annihiler par tous les moyens qu'ils peuvent imaginer... alors un ami que tu n'entends pas, t'apparaît. Cela, je l'ai vécu dans le terrible centre de coordination de la police fédérale où l'on passait 24 heures sur 24, enfermé dans une petite cellule (avec une toute petite fenêtre en haut par où la lumière entrait), sachant que tout pouvait nous arriver. On passait la journée assis sous ce rayon de lumière très faible. Le soir, quand les gardiens n'étaient plus là, on essayait de causer, de chanter avec les autres compagnons et on se regardait par la petite lucarne de la porte. Il y avait toujours une ambiance fortement contemplative, et quand le gardien le permettait, tout le monde cherchait avec enthousiasme d'avoir une célébration eucharistique (cela, bien sûr, ne pouvait se faire que quand un prêtre était lui-même en détention). En prison, à cause de toute cette activité, l'ambiance était très particulière.

Ce qui caractérisait notre vie chrétienne pendant toute cette période en prison, était la prière et plus précisément la prière d'intercession. Quand on entend les cris désespérés de nos amis prisonniers en train d'être torturés et que l'on expérimente son incapacité totale de faire quelque chose, on apprend que 'prier et intercéder' auprès de Dieu est le seul acte humain digne que l'on soit capable de faire. On prie pour que cette personne soit remplie de force, que les gens qui torturent aient pitié, ou bien que quelques miracles puissent arrêter cette souffrance. On est plein de gratitude parce que 'aujourd'hui ce n'est pas moi'... Puis c'est 'mon tour'... et alors on vit toute cette expérience seconde après seconde, seulement conscient de son propre corps et de sa lutte pour survivre. Je pense toujours beaucoup à ce qui se passe là-bas et ma prière est une intercession pour ces gens qui continuent à souffrir. L'Evangile, pour nous en prison, était notre force, notre arme contre le mal, contre la haine, contre l'oppression. Ici, dans l'Eglise en Europe, il n'y a pas trop de conscience du mal; l'Evangile n'a pas la force qu'il avait alors pour nous.

Tous ces derniers temps, j'ai expérimenté l'affection, l'intérêt, et les prières des frères de partout qui m'ont tant accompagné pendant cette période. Je suis spécialement reconnaissant aux frères de Jésus en Angleterre qui m'ont reçu avec les bras ouverts. Ainsi avec l'amitié de beaucoup de compagnons et de gens, je suis arrivé jusqu'à ce jour.

 

C'est dans cette ambiance, que João, élu régional à la réunion de Cartagena, arrive du Brésil pour partager la vie de Mauricio. 

 Je suis allé en Argentine pour y passer quelque temps avec Mauricio qui se trouvait seul à Buenos Aires. J'arrivais à la fraternité de la "calle Malabia" le 26 mai 1977.

Le 7 juin, nous avons rencontré le Cardinal Aramburu. Le Cardinal nous a assuré que nous pouvions être tranquilles car, durant la dernière Assemblée des évêques, un Général leur avait rendu visite pour leur dire que le Gouvernement militaire n'avait rien contre les prêtres et les religieux. Je demandais alors à l'Archevêque s'il pouvait faire, au nom de l'archidiocèse, un document de reconnaissance pour Mauricio. Il le fit rédiger immédiatement, ainsi que le "celebret" (l'autorisation de célébrer et de confesser) et il a voulu les signer lui-même.

Le 13 juin, à 21 heures, alors que nous étions à la chapelle de la Fraternité, nous eûmes la surprise de voir arriver Enrique : il venait à peine d'être libéré de sa prison, après plus d'un an de détention. Enrique avait été pris alors qu'il participait à une réunion avec un groupe de jeunes professeurs et enseignants, puis emprisonné sans motif et sans jugement, "mis à la disposition du Pouvoir Exécutif"…

Le 14 juin, à 5 heures du matin, Mauricio sortit pour aller à son travail, après avoir prié à la chapelle où, ensemble, nous avions lu et commenté le texte de la lettre de Saint Paul à Philémon. De cela, je me rappelle bien… A 12 heures arriva Ruben, un compagnon de travail de Mauricio que je ne connaissais pas. Il resta un peu étonné de mon accent et de ma façon de parler, et pour cela ne voulut rien me dire: il désirait rencontrer Marta et demanda qu'elle vienne le voir à 15h30. Je commençais à m'inquiéter du retard de Mauricio qui avait dit vouloir rentrer plus tôt ce jour là.

A 13h30 arriva Marta et à 14h Enrique. A 15 heures, Marta partit rencontrer Ruben et, à son retour, nous communiqua la triste nouvelle de l’arrestation de Mauricio.

Nous avons décidé alors que le mieux pour Enrique était de ne pas rester à la "calle Malabia" et nous sommes allés avec Marta au chantier où travaillait Mauricio: c'est là que les employés de la Commune tiennent leur "base opérationnelle", mais les chefs de service nous dirent que Mauricio ne s'était pas présenté au travail ce matin-là, ce en quoi ils nous cachaient la vérité.

Le 15 juin, nous avons décidé avec Marta de retourner le matin à 6h30, au point de rencontre des "balayeurs", pour obtenir plus d'informations de ses compagnons de travail; nous avons parlé aussi avec les familles voisines de l'endroit où il travaillait. Mais tout le monde avait peur et personne ne voulut répondre à nos questions…

A 19 heures, alors que nous étions dans la cuisine de la Fraternité, arrivèrent quatre hommes armés qui s'identifièrent et se présentèrent comme étant membres de La Police Fédérale d'Argentine. Ils restèrent au moins deux heures, fouillèrent toutes les chambres et nous interrogèrent séparément (Marta et moi) : l'interrogatoire portait essentiellement sur les idées et les activités de Mauricio et de la Fraternité. De leurs questions nous avons pu déduire qu'ils détenaient Mauricio en leur pouvoir, et cela nous fut confirmé par la suite quand nous avons appris qu'à ce moment là, Mauricio était encore détenu au Commissariat 41, situé prés de son lieu de travail.

Le 16 juin à 8 heures, je me suis rendu au Consulat d'Uruguay pour dénoncer la détention de Mauricio, puisqu'il était citoyen uruguayen.

Le 17 juin, à 8 heures, nous étions avec Marta chez l'avocat pour signer "l’Habeas Corpus" que nous avons déposé au tribunal.

Le 18 juin, nous avons décidé de retourner avec Marta au lieu de rassemblement des ouvriers municipaux, avec l'espoir de rencontrer quelqu'un qui nous fasse un peu plus confiance et accepte de nous parler. Nous sommes allés à la rue que Mauricio nettoyait, et une femme nous dit qu'elle avait vu ce matin là, vers les 9 heures, deux Ford "Falcon" blanches dont les occupants arrêtèrent Mauricio…

Je suis allé ensuite à la Fraternité des Petits Frères de Jésus (dans le quartier de San Justo) pour rencontrer Domingo et lui communiquer les nouvelles.