Mauricio au noviciat de Suriyaco (mai 1971 – janvier 1972)

 

Témoignage d'Arturo :

arturo-y-julioJ'ai connu Mauricio Silva pendant un voyage en Uruguay. En chemin, il m'a parlé de son désir d'une vie plus pauvre et plus proche des pauvres. Depuis ce temps-là, a commencé notre relation qui s'est approfondie surtout pendant son noviciat en Argentine, à Suriyaco.

A Suriyaco, il était impossible de trouver facilement du travail manuel ! Or le travail est une caractéristique de la vie religieuse des Frères de l'Evangile. Mauricio avait fait ce choix du travail, et manifestait de l'impatience. Finalement l'occasion se présenta de travailler dans un atelier situé à 10 km. Mauricio accepta de faire 5 heures de marche quotidienne seulement pour aller et venir au travail.

 

Témoignage de Julio :

Suriyaco, 3 septembre 1971

Voici quatre mois que je suis ici. Suriyaco est un petit coin perdu dans la province la plus pauvre d'Argentine - à la limite de ce qui fut, il y a cinq siècles l'empire inca. Tout prêt de notre " ranchito", il y a une énorme pierre lisse dans laquelle sont creusés deux trous cylindrique dans lesquels les femmes écrasaient le maïs. C'est beau que notre fraternité d'adoration soit présente ici dans le lieu où se passa le meilleur de notre histoire, et là où celle-ci semble se maintenir. Je pense que tous les frères qui passeront par ici auront ainsi l'occasion de méditer sur ce que doit être notre mission d'Eglise en Amérique Latine.

Nous habitons dans un vieux moulin abandonné que nous ont prêté les propriétaires et nous avons aménagé peu à peu. Tel qu'il est maintenant, il est très propre et très sympathique. L'endroit est très beau. Au début nous vivions à deux, Arturo et moi ; au bout d'un mois, est arrivé Mauricio qui a commencé son noviciat le jour de la Pentecôte. Arturo travaille dans un petit jardin qui produit déjà toutes sortes de légumes et de verdures. Maurice travaille dans un village voisin dans une petite fabrique de mosaïques - il a très bien appris le métier. Moi j'ai pris une petite ferme abandonnée, en qualité de "métayer" c'est-à-dire que tout ce qui est produit est partagé avec le propriétaire : noix, caroubes, figues, pêches, vigne.

Notre arrivée dans le diocèse de la Rioja fut bien accueillie par l'Evêque et par tous les prêtres qui nous ont aidés et nous aident de tout leur possible. On sent que "toute" l'Eglise nous a adoptés avec joie et c'est bon.

 

Témoignage de René Voillaume, alors prieur :

 Argentine, Janvier 1972

Tous les frères d'Argentine se sont donnés rendez-vous à Cordoba pour le milieu de la journée du vendredi 31 décembre 1971. Avec Arturo, je prends l'avion pour Córdoba où Nelio nous attendait.

Nous essayons de voir l'évêque, mais il n'est pas là, et Nelio nous emmène chez lui. C'est un très pauvre quartier, un vrai bidonville. Nelio vit dans une baraque couverte de tôles, dans deux pièces qu'il partage avec deux jeunes gens qui travaillent avec lui au service du ramassage des ordures de la ville. Ils sont aussi tous les trois très engagés dans un travail de conscientisation et de développement de la population de leur quartier. Il n'y a pas de chapelle ni d'oratoire. Au fond, c'est un essai d'insertion solitaire, de la part des frères. Je pense que cette expérience leur était nécessaire pour la maturation de leur vocation, mais qu'elle ne saurait se prolonger, comme ils le reconnaissent d'ailleurs volontiers. La Fraternité d'Amérique Latine est fortement marquée par un engagement très sérieux au service des plus pauvres et en leur faveur.

Vers midi, les frères arrivent les uns après les autres de toutes les directions : Mario et Enrique viennent de Fortin Olmos; Marcelo, Hector, Francis, Rogelio, Cesar et Joséito viennent de Buenos Aires. Nous prenons un autobus dans l'après-midi, en direction des montagnes où nous arrivons après une centaine de kilomètres, à la maison de retraite située près de Molinari.

On s'y installe et on fête déjà ce soir le changement d'année. Nous y retrouvons Julio, Jorge et Mauricio, venus de Suriyaco. Il ne manque que Max et Roger qui arriveront plus tard.

Le climat de la réunion fut tout de suite fraternel, détendu et empreint d'une totale franchise. Je crois qu'on s'est tous profondément rencontrés.

Cependant, il faut avoir la franchise de le dire, le degré d'engagement des fraternités d'Argentine, s'il doit être un témoignage évangélique d'amour et de justice sans compromission et en totale fidélité au Christ, comporte aussi le risque de se laisser prendre par un climat idéologique, qui affaiblirait peu à peu le sens de la vérité et la vigueur de leur foi. Une des premières conséquences en serait un sentiment d'indifférence pour la prière, dont on percevrait de moins en moins l'utilité, face à une conception trop uniquement politique de la libération des hommes.

Les frères sont bien conscients de ces risques et décidés à demeurer fidèles à toutes les exigences de leur vocation. Je ne m'étends pas sur ces questions que je développe longuement dans le travail que je suis en train de rédiger.

[René Voillaume a été très touché par la situation que vivait l'Amérique Latine à cette époque, et il a partagé ses réflexions dans une longue lettre aux frères intitulée : Evangile, Politique et Violence, Lettre du Père n° 32.]

Mauricio-4Ce n'est pas sans une véritable émotion que nous nous sommes séparés après ces jours passés ensemble. Les frères ont regagné les fraternités auxquelles ils étaient affectés, tandis que je prenais le car de nuit pour La Rioja, avec Arturo, Julio, Jorge et Mauricio, pour passer quelques jours dans cette fraternité que je ne connaissais pas et qui est destinée à devenir le centre des fraternités d'Argentine.

 

A la fin de la réunion, René exprime quelques conseils aux frères :

Je n'ai rien de très particulier à ajouter à tout ce que vous avez dit. C'est à vous de tirer les conclusions concrètes. Gardez-vous des options partisanes afin d'être fidèles aux plus pauvres. Je suis très content de cette réunion ici, parce qu'on sent très fort cette caractéristique de la consécration aux plus pauvres.

Dans les échanges, il y eut franchise et amitié; et il faut continuer à progresser dans ce sens.

Soyez réalistes sur tous les plans : quant aux exigences de la communauté fraternelle, quant aux conditions nécessaires pour susciter, développer et approfondir la vie contemplative des frères.

Ayez un grand respect pour l'Eucharistie comme pour le Christ lui-même. Nous n'avons pas le privilège de l'action caritative, et si nous perdons notre foi au monde invisible, nous n'avons plus rien à dire au monde.

Aimez et respectez l'Eglise ainsi que vos évêques. Ce sera quelquefois très difficile : c'est là le drame ! Vous aurez à vivre, à souffrir le mystère de l'Eglise et non pas à le rejeter.

 

Pendant cette réunion, la question de l'engagement politique a été largement débattue. Mauricio a dit en quelques mots sa pensée :

Qu'entendons-nous par engagement politique ? Est-ce que le travail manuel avec les pauvres, par le choix de la classe sociale que cela suppose, ne constitue pas en soi un engagement politique ? Est-ce que celui qui est entré à la Fraternité ayant en vue cette fin de libérer les pauvres, ne prend-il pas, par le fait-même, une option politique ?