Mauricio à Buenos Aires (1973-1976)

 

Mauricio continue à chercher son lieu et son milieu. Il aura bientôt 48 ans ! Il rejoint Marcelo à la fraternité de La Boca et il cherche du travail. Lui-même nous raconte la suite :

Et voilà qu'un beau jour, à Buenos Aires dans le quartier de la Boca, j'étais là dans la rue avec tout mon bagage d'espérance, et je me suis surpris à regarder un balayeur : un homme petit et sale qui nettoyait la rue ! Histoire de quelques secondes…

J'avais trouvé "ma place" et j'avais trouvé "les nombreux hommes que j'ai dans la ville pour toi", comme j'ai pu lire plus tard chez Saint Paul. L'ambiance me disait tout : être comme l'un d'eux, pour eux, chercher avec eux, pour leur parler à eux.

Je dois dire que ce travail étant un travail de la municipalité, cela m'a été très difficile de l'obtenir : des queues et des attentes interminables, et aussi (bien que cela puisse paraître un mensonge) l'inévitable recommandation politique, comme pour tout un chacun. La première tentative – frustré – m'a coûté trois mois; la seconde – favorable – m'a coûté cinq mois ! 

 

Le 19 décembre 1973, Mauricio est officiellement employé par le Département du Personnel de la Municipalité de Buenos Aires et en janvier 1974 une femme de la paroisse de la Consolation accepte de louer un petit coin qui va devenir la fraternité de la "calle Malabia".

Peu de temps après, le Seigneur s'est fait présent et m'a donné deux frères prêtres : Veremundo Fernández qui était intéressé par la Fraternité, et mon propre frère Jesús qui depuis des années me visitait régulièrement. Au milieu de l'année, nous étions tous les trois dans la même barque et déjà, l'expérience était plus facile en équipe.

Cette fraternité, à Buenos Aires, commence donc concrètement le 2 janvier 1974; mais son point de départ, il faut le situer dans les années antérieures, si on veut plus de précisions.

Je venais d'une Vie Religieuse traditionnelle où j'ai passé beaucoup d'années, et le style des fraternités fut une des premières découvertes qui m'a marqué. Arturo m'a dit : "Mauricio, si tu n'es pas capable d'être l'ami de cet homme, tu ne peux pas non plus être son prêtre".

Et Mario m'a commenté plusieurs fois : "Ici, pour te présenter aux fidèles d'une paroisse, les investitures ou les nominations faites par les évêques ne valent rien… Pour entrer dans un quartier, tous les projets d'œuvres ou de constructions ne valent pas plus… Ici, la relation, et par conséquent la présentation, se fait par l'unique porte que Dieu donne à la vie : l'amitié".

Pour être capable d'annoncer la résurrection de Jésus, la paternité de Dieu, le Règne, la fraternité humaine, il suffit de le faire à partir du contexte le plus simple et le plus gratuit : en étant ami, en partageant la vie, en aimant tout simplement.

Les années de Fortin Olmos et de Suriyaco ont mûri lentement en moi ce nouveau mode de vie religieuse et ont éveillé le désir d'un "nouveau départ depuis ma terre". – Ce fut peut-être pour moi, "le second appel", dont René Voillaume parle dans les Lettres aux Fraternités.

Avec leur vie, beaucoup de frères m'ont fait percevoir avec clarté que cela ne pouvait se réaliser qu'à partir de la foi.

Parce que derrière cette intuition géniale de Charles de Foucauld s'ouvrent les autres, plus difficiles et profondes, mais qui sont comme le fondement et le soutien de celle-ci : la contemplation, don du Seigneur, mes possibilités pour un engagement réel d'adoration; vie de Nazareth; silence; insertion dans le monde des pauvres…

Tout cela, dans un cheminement sans retour, allait se convertir pour moi en une grande aventure dans laquelle j'ai toujours senti le Seigneur comme le protagoniste irremplaçable.

Je laisse de côté beaucoup de vicissitudes et de difficultés, de cheminement et d'attente, les manques au niveau de mon tempérament et les fragilités de mon caractère… mais tout cela me semble inévitable pour celui qui découvre une telle histoire à 45 ans.

 

A cette époque, Buenos Aires occupait quelques 13.000 ouvriers au nettoyage. Divisés en 6 grandes zones, nous sommes arrivés à nous situer chacun dans un secteur différent. Nous nous sommes engagés à cheminer en prenant tout le temps qu'exigeaient les circonstances… et avec un but : ne faire connaître notre identité qu'à travers l'amitié, et comme le fruit d'un questionnement et d'une découverte personnelle. 

1.       L'évangélisation

Nous sentions que pour l'évangélisation, le premier temps de pure amitié, pendant lequel nos amis ignorent notre condition de religieux et de prêtres, a une valeur incalculable. Un mot, un geste, une attitude… la solidarité face à l'injustice… jusqu'à la simple joie… tout ce qui paraissait se perdre dans une camaraderie spontanée prenait une force évangélique insoupçonné, parce qu'eux-mêmes, dans une surprenante analyse rétrospective, redimensionnaient tout cela avec une foi que parfois nous-mêmes n'avions pas, et qui les poussait maintenant à agir avec plus de décision dans le même sens.

L'amitié gratuite humanise et évangélise. Là aussi, est-ce qu'il y a des raisons que le cœur (et non pas la raison) arrive à découvrir ?

Autre constatation : la communauté, la vie en fraternité est celle qui évangélise le plus. Le fait de mettre tout en commun, et de vivre dans une maison qui n'a même pas les facilités de leurs propres maisons, fait tomber les barrières. Partager tout, en particulier la recherche de la foi, permet d'offrir un nouveau visage d'Eglise.

Autre constatation : ne pas créer des attentes à court terme. Ne pas brûler les étapes. Prendre racine. Le Seigneur nous donnera-t-il 8 ou 10 ans avec eux pour pouvoir penser que nous les évangélisons ? Déjà après 3 ans, nous apprenons à les connaître.

2.       L'engagement politique

C'est là le défi et l'expérience dans lesquels la Fraternité nous a mis, et l'apport majeur que nous pouvons donner aux autres depuis l'Argentine. Le point de départ pour cette réflexion est la question suivante : Ceux qui ont fondé la Fraternité en 1933 et ont exigé le travail manuel comme condition de cette forme de vie religieuse et cette façon de se situer avec les pauvres, ont-ils perçus la portée de ce que cela signifie ?

Nous, nous croyons que René et ses compagnons furent, à cette époque, l'instrument de l'Esprit… et que c'est notre devoir d'assumer aujourd'hui cette réalité et de l'approfondir suivant le même Esprit.

Notre chemin, fruit de la réflexion et de la pratique durant ces trois années, a été le suivant (4 étapes que je vais décrire rapidement) :

a)       Le travail : C'est ce qui fut premier : balayeur pour se situer avec les pauvres dans un secteur humain qui regroupe 13.000 ouvriers du nettoyage de la ville de Buenos Aires. Groupe humain très pauvre qui, dans sa majorité vit dans les bidonvilles autour de la ville. Engagement ? Oui, l'amitié !

b)      Engagement syndical : Très vite, la question s'est posée et nous avons pensé que nous devions l'assumer parce que toute lutte ouvrière sans organisation va à l'échec. Nous avons participé à des réunions et à des groupes de revendications ouvrières. Nous avons été dans des commissions de presse, de finances, etc.

c)       Engagement politique : Est-il nécessaire de participer à une idéologie ? Nous avons cherché avec les compagnons en écoutant… avec des réussites et des erreurs.

d)      Engagement révolutionnaire : Un changement et la transformation par des moyens simplement politiques sont-ils possibles ? ou bien des moyens révolutionnaires sont-ils nécessaires?

 

Notre alternative : laquelle ? doute… des marches en avant et des marches en arrière…

Décision finale : participer au niveau du peuple, connaissant les projets, les appuyant, conscientisant d'une façon que notre option première reste claire : notre vie religieuse, sans appartenir à l'organisation révolutionnaire.

Depuis des années, les frères d'Amérique Latine avaient décidé d'ouvrir leurs fraternités aux laïcs qui voulaient partager leur vie. C'est ce qu'on a appelé les "Fraternités Elargies". Ada et Marta étaient en lien avec la fraternité de la Boca. Mais en décembre 74, Marta décide de se rapprocher plutôt de la fraternité de la calle Malabia et quitte l'appartement où elle vivait avec Ada.

 

Les 14 et 15 novembre 1975 les frères d'Argentine et de Bolivie se réunissent pour faire le point. A cette occasion Mauricio explique :

Quand j'étais jeune, j'étais fasciné par tout ce qui touchait le religieux bien que c'était une religiosité avec beaucoup de craintes et de dépendance. Après, lors d'une retraite, je me suis demandé quelle réponse donner à une Eglise en changement. J'ai eu le désir de faire ce changement dans le peu d'années qui me restaient à vivre. Pour moi, la vie religieuse, le problème de la foi, la vie en fraternité sont tous des aspects d'une seule vie et réalité. Je me suis convaincu que si le Seigneur voulait que je suive ce chemin, il n'y avait pas d'obstacles qui tiennent. Sur ce chemin, il était très important de connaître :

-           Une fraternité stable et engagée réellement comme celle de Fortin Olmos malgré toutes ses défaillances.

-           Un fort engagement des frères dans la foi parce que c'est une vie très dure avec des moments de clarté et d'obscurité. La fidélité n'est pas facile.

-           Un chemin d'amitié est fondamentale même si je considère que trois frères c'est mieux que deux dans une fraternité.

-           Le besoin d'une structure intérieure. Sans une certaine discipline, moi, je me perds : on doit être préparé intérieurement pour cela. C'est se construire sa propre règle de vie.

-           Eléments de cet espace vital : la chapelle, la liturgie, la révision de vie.

Mais il y a un danger dans tout cela si nous nous donnons beaucoup d'importance. Nous rapetissons le projet de Dieu. Dieu utilisera nos vies comme il le veut et alors la foi doit avoir cette amplitude qui nous transcende. Parfois nous n'en voyons pas beaucoup le résultat.

Dans tout cela le questionnement que me fait mon frère est important.