La Fraternité de l’Evangile est présente en Afrique de l’Est depuis 30 ans. Actuellement la Région a la richesse de compter neuf frères de diverses origines et nationalités : 5 africains (2 congolais, 2 kenyans, 1 tanzanien), 1 indien, 3 européens (1 belge, 1 français, 1 italien), et 2 novices kenyans. Cela fait un beau mélange ! qui est cependant tempéré par l’unité de la langue (anglais et kiswahili), ce qui facilite par ailleurs le fait que les frères ne sont pas liés à une fraternité, ils bougent, selon les nécessités, entre les trois fraternités que compte la région : une à Nairobi (Kenya), et deux en Tanzanie.
Diaire de Alain (Fraternité de Nairobi-Kangemi, Kenya)
février 2008
Pendant mon année sabbatique les trappistes de Notre Dame de Victoria m’avaient accueilli dans leur communauté pendant un mois, et depuis j’ai eu l’occasion de faire plusieurs retraites chez ceux que Frère Charles nous indique comme nos grands frères. La première fois que j’ai pris la route du monastère situé à 350 Km au Nord Ouest de Nairobi c’était en 1992, l’année des premières élections où plusieurs partis s’opposaient, et des maisons brûlaient autour du monastère. Les confrontations ethniques se sont renouvelées durant les élections de 1997 et, beaucoup plus violemment, cette année.
Au moment de l’indépendance, le Kenya ne comptait que 8 millions d’habitants et le premier président (Kenyatta) a donné des terres dans la Rift Valley aux membres de son ethnie, les Kikuyu. Certaines propriétés avaient été occupées par les colons qui, souvent, avaient engagé des Kikuyu dont les enfants sont restés dans la région. Depuis, la population a plus que quadruplé, elle comprend six millions de Kikuyu et beaucoup d’entre eux ont quitté leurs terres ancestrales (autour du Mont Kenya) pour cultiver dans l’Ouest du pays. Ce sont eux qui aujourd’hui sont chassés de leurs champs, de leurs boutiques et de leurs entreprises, par les membres des ethnies locales de l'Ouest. Il y a aussi le sentiment que les pouvoirs politiques et économiques ont surtout profité aux régions du Centre (territoire des Kikuyu) et que le pays est inégalement développé.
A l’indépendance, la constitution prévoyait un premier ministre et un équilibre des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et militaire, mais peu à peu tous les pouvoirs ont été concentrés dans les mains du président, et c’est avec cette constitution de type impérial que se sont faites les dernières élections présidentielles même si, il y a cinq ans, le nouveau président nous avait promis une nouvelle constitution dans les cent jours. Il faut dire que depuis l’indépendance, la politique a été un moyen d’amasser d’immenses fortunes et les meurtres politiques ont été nombreux.
La classe aisée a réussi à focaliser le jeu politique autour des rivalités ethniques et à détourner l’attention des scandaleuses inégalités sociales qui placent le Kenya parmi les derniers pays au monde pour une répartition juste des richesses nationales : 10% de la population en possèdent environ la moitié.
Les violences actuelles qui opposent les populations du Centre et de l’Ouest, mais qui font surtout souffrir les pauvres, ont provoqué la mort de plus de 1.000 personnes et en ont déplacé 600.000. Beaucoup craignant pour leurs familles, continuent à se déplacer. Mais le positif est que de plus en plus de gens ouvrent les yeux, reconnaissent qu’au delà des oppositions ethniques il y a aussi les problèmes des inégalités sociales, de la culture politique corrompue et de la Constitution anti-démocratique. Beaucoup aujourd’hui sont capables de se poser des questions sur leur façon de vivre avec leurs voisins, leurs employés, leurs coreligionnaires d’ethnies différentes. Il y a une grande générosité pour accueillir les personnes déplacées, et du courage chez les propriétaires pour refuser de chasser les locataires qui ne sont pas de l’ethnie du lieu, malgré les menaces.
Dans toutes les réunions ces temps-ci, les participants parlent des « événements ». C’est un privilège d’être étranger : on peut prendre du recul, ne pas être partisan ; c’est aussi une responsabilité pour aider les deux bords à s’écouter, et à ouvrir un chemin de réconciliation où « Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s’embrassent. »
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Je vous livre ici les notes que j’avais prises pendant mon séjour forcé au monastère après ma retraite du 21 au 31 Décembre, dans leur immédiateté brouillonne.
Bien chers, comment ne pas partager avec vous la joie particulière de ce Noël vécu intensément dans le silence cistercien ?
J’aime l’humanité de ces moines du Kenya : ils ne se prennent pas pour des chrétiens d’élite, le silence est relatif, le travail peu productif, et le père hôtelier doit cacher ses biscuits que la gourmandise des plus jeunes fait disparaître. Mais depuis 1992, j’en ai connus trois qui, après une longue vie monastique, ont eu la grâce de rester conscients jusqu’au bout et d’accueillir la mort paisiblement comme le seuil de la Rencontre, et le P. Steven m’annonce gaiement qu’il attend son tour.
Les villes lointaines résonnent des propagandes électorales pour les présidentielles. De la fidélité orante des fils de St. Bernard dépend aussi la Paix de la Cité.
27/12/07 Elections du président et des députés.
28/12. Il y a quelques irrégularités et un peu de violence mais le candidat de l'opposition semble assez largement en tête. Ici et là on commence à célébrer sa victoire. Curieusement plusieurs stations de vote, qui sont censées soutenir le président candidat, n’ont pas encore donné leurs résultats. Le Journal Standard, qui avait été envahi par la police il y a un ou deux ans, a une caricature où Kibaki [4] dit à sa femme Lucy : « rentrons à la maison ! ». Un policier la tire, mais elle s’accroche à une colonne du palais présidentiel. (Lucy, la première Dame, est un personnage haut en couleur dans la vie publique.)
29/12. On annonce que l’écart entre les deux candidats principaux s’est beaucoup réduit. Les deux jeunes qui sont avec moi à la maison d’accueil s’interrogent : comment ça se fait, d’où viennent ces voix ? On a assez confiance dans le président de la Commission électorale, mais pas dans les autres membres.
30/12. Peu de nouvelles dans la journée, mais dans la soirée Kibaki est déclaré le vainqueur et immédiatement installé comme président, alors qu’il n’aurait dépassé les 25% des voix que dans deux ou trois régions (au lieu de cinq d’après la constitution proposée) et que Odinga [5] aurait dépassé les 25% dans cinq ou six régions.
31/12. 0h30. Le supérieur part chercher les sœurs de l’école et du dispensaire pour les amener à l’Abbaye. La nouvelle est arrivée que des maisons brûlent autour de la propriété des moines, les gens se sauvent dans la forêt, surtout Kikuyu et Kisii.
Pas mal de mouvements pendant la nuit. Après Vigiles, P. Simon Peter me dit qu’il sera impossible pour moi de partir aujourd’hui. Au matin, le supérieur ne rentre que pendant la messe et me dit que l’église de Kipkelion, à 30 Km, est pleine de réfugiés, qu’il y a des maisons brûlées dans tous les environs et que le vicaire général lui a dit de ne pas essayer d’aller à Kericho où il y a aussi des violences.
Du monastère on voit toute la journée des colonnes de fumée sur les collines proches et lointaines. Des réfugiés, surtout femmes et enfants, arrivent au monastère toute la journée, cent ou deux cents (?) et s’installent dans ce qui était la salle de traite. Thé, gederi (maïs entier avec haricots) sont servis par les moines. Ces gens ont passé la nuit dans la montagne. Les hommes repartent voir ce qu’il est advenu de leurs maisons. Même les chèvres et les réserves de maïs ont été brûlées ou volées. Odinga va se déclarer président dans l’après-midi à Uhuru Park. Ça ressemble vraiment à un coup monté de Kibaki.
BBC annonce : une centaine de morts au Kenya, 10 à Mombasa où des magasins sont saccagés, l’aéroport bloqué, 43 à Kisumu (chez Odinga) où la police s’est confrontée à des milliers de jeunes et a tiré dans la foule. A Kibera la police empêche des milliers de gens de descendre à Uhuru Park avec gaz lacrymogène, canons à eau et coup de feu, des maisons brûlent.
Odinga déclare que les élections ont été faussées et détournées par le parti au pouvoir, mais que dans tout le pays, il faut défendre les droits des électeurs par des manifestations paisibles.
A la prière du milieu du jour, P. Dominic était absent et P. Steven nous annonce qu’un groupe d’attaquants serait en route vers le monastère. Ils font brûler des maisons à 1 ou 2 Km d’ici. On va fermer toutes les portes du monastère, mais s’ « ils » pénètrent à l’intérieur, il faut rester calme car toute réaction ne peut que faire monter l’agressivité. Le P. Steven parle d’expérience : une nuit, le monastère a été « visité » par un gang de voleurs, il y a deux ans. Nous sommes, ajoute-il, des hommes de paix et devons éviter toute violence. Face au monastère sept cyprès ont été plantés en mémoire des sept trappistes « martyrs de l’amour » en Algérie qui disaient : « quand, la nuit nos frères de la montagne prennent les armes, nous prenons le Livre ». Et nous prions le psaume 118 : « Des impies me guettent pour ma perte… Jamais je n’oublierai tes préceptes… Toi, mon abri, mon bouclier, j’espère en Ta parole… »
Des gens continuent à amener au monastère ce qu’ils ont pu porter sur la tête : ballots, machine à coudre, valises…
1/1/08 Mardi. Il m’a fallu plusieurs heures avant de réaliser qu’on était en 2008. Je suis frappé par toutes les mentions dans la liturgie du monde à venir, de la vie éternelle ; ça donne une large perspective au quotidien.
Luc me fait savoir que le grand marché de Kibera, près de chez les petites sœurs, a brûlé. Kangemi reste calme.
Des maisons brûlent aux alentours, les routes sont bloquées. Les réfugiés sont maintenant plus de trois cent, la plupart Kikuyu. Leurs grands parents sont venus dans cette région au temps de la colonisation comme travailleurs des européens, puis ils ont acheté des petits champs aux Kipsigis qui cherchent aujourd’hui à les chasser. Il y a aussi de l’agressivité vis à vis du monastère avec ses 2.500 acres achetés à des européens avant l’indépendance.
BBC annonce : Une cinquantaine de gens brûlés dans une église, à Eldoret. Depuis trois jours il y a eu plus de 200 morts dans le pays, les routes sont coupées, les bus arrêtés, mais Nairobi est assez calme. Puis on annonce les résultats des matchs de foot… la vie continue !
A Complies, P. Steven nous dit que le monastère est menacé d’être attaqué cette nuit, mais que les gens qui seront dans l’église ne seront pas touchés, et on ouvre les portes de l’église… Brouhaha de 300 réfugiés avec un grand nombre d’enfants qui s’installent pour la nuit entre les bancs.
2/1/08. Mercredi. Il y a eu quelques cris et cavalcades durant la nuit. Les femmes et les enfants dormaient dans l’église ; les hommes, machettes en mains, veillaient dans une maison derrière laquelle ils avaient ressemblé quelques vaches rescapées des vols dans les villages. Les deux policiers, qui gardent l’Abbaye, leur avaient interdit de sortir. Mais pendant la nuit les vaches des réfugiés ont été volées, celles des moines laissées. C’est un coup monté pensent-ils.
Les réfugiés pensent que ce « nettoyage ethnique » qui consiste à brûler toutes les maisons des gens originaires du Centre - surtout des Kikuyu - a été programmé et devait avoir lieu quelque soient les résultats des élections, comme en 1992 et 1997. On continue à voir la fumée des maisons qui brûlent. Un jeune policier discute avec un groupe de réfugiés disant : « Si c’est écrit que nous devons mourir dans l’église cette nuit, nous mourrons. » Un vieil homme qui n’a qu’une jambe mais toute sa tête lui rétorque : « Non, ça c’est le jour de Satan, pas de Dieu ! Dieu ne veut pas que nous mourions comme dans l'église, à Eldoret ! »
Une femme m’explique comment, au milieu de la nuit, on a jeté des cailloux sur son toit en criant : « Sors, sors ! » et on l’a chassée à coup de pierres, dans la nuit. Elle est née ici… elle est allée à l’école et a grandi ici, avec ceux qui la chassent aujourd’hui… et ils ont brûlé sa maison pour qu’elle ne revienne plus !
A la radio un ministre accuse l’opposition d’être responsable d’un génocide. C’est un mot lourd d’histoire qu’il ne faudrait pas employer trop vite. Le nonce invite les kenyans au calme et les politiciens au dialogue.
Au milieu du jour, le Psaume 31 exprime bien la détresse de ceux qui nous entourent : ils ont tout perdu, beaucoup n’ont même pas de vêtements de rechange, ils ne savent pas où ils pourront aller une fois le calme revenu, comment ils pourront payer la scolarité des enfants, et ils savent qu’ils peuvent être attaqués ici : « Je viens chercher protection auprès de toi Seigneur… Tu es ma forteresse… protéges-moi des pièges cachés… Tout mon corps est douloureux… Mes ennemis m’insultent, mes voisins sont encore pires… »
3/1/08. Jeudi. Au téléphone, je suis appelé par Nation Media. Fr. Dominic leur répond que nous avons 500 réfugiés et bien besoin de nourriture, de couvertures, de médicaments et de protection policière, car un groupe de 500 jeunes, armés d’arcs et de machettes, menace le monastère : ils ont été vus hier sur les collines alentours. Puis, il m’explique qu’on lui a envoyé un messager pour qu’il renvoie les réfugiés vers Kipkelion… mais il craint qu’ils ne soient tués en cours de route : « S’ils doivent être tués, qu’ils soient tués ici ! et ensuite, ils brûleront le monastère. »
La vie commence à s’organiser : il y a des réunions pour distribuer les tâches : nettoyage de l’église… cuisine… comment étendre le linge sans abîmer les fleurs ? Les enfants jouent, les mamans lavent les habits, les hommes écoutent les nouvelles et commentent.
4/1/08. Vendredi. Les Vigiles sont supprimées et la prière du matin se fait dans la salle des chapitres depuis le 2. Les psaumes ont pris un relief nouveau. Je prie tous les jours le Psaume 54 : « Si mes ennemis s’en prenaient à moi, je pourrais le supporter. Mais c’est mon ami intime en qui j’avais confiance, avec qui nous allions prier… Aide-moi Seigneur et sois mon refuge. »
La grande majorité des réfugiés ne sont pas catholiques - il y en a assez peu aux alentours -, mais ils sont croyants et expriment leur confiance que Dieu les aidera à recommencer leur vie, quelque soit le lieu. D’une façon surprenante, ils sont calmes. Il est évident pour eux (tous Kikuyu) que Kibaki a gagné les élections, mais c'est aussi évident pour les non-Kikuyu que Odinga est le vainqueur ! Qu’il est difficile d’être objectif !
Comment ne pas transmettre à la génération suivante l’agressivité d’aujourd’hui entre ethnies quand ils se souviendront, qu’ils ont été chassés par leurs voisins qui prenaient part au saccage… qu’une handicapée, restée dans sa maison, a été brûlée vive… que même dans les églises ils ont été attaqués ?
5/1/08. Aujourd’hui nous récoltons le café comme hier avec l’aide des réfugiés. Commentaire d’un moine : « Nos voisins doivent être fâchés de voir que nous sommes aidés par les réfugiés Kikuyu. »
La voiture du monastère est allée chercher tous les biens d’un des ouvriers laissant la maison vide ! Le tracteur n’a pas pu faire un deuxième voyage à Kipkelion : pas d’escorte disponible !
Coups de fil : de l’ambassade et du CICR (au moins on ne se sent pas complètement isolés) et aussi des frères d'Arusha, où la célébration des vœux de Bruno s’est bien passée. Loin de l’agitation de la fête j’ai pu, d’une manière particulière, rester en communion avec les frères et Bruno. Evangile du jour : André amène son frère Simon à Jésus. Puissions-nous nous aider les uns les autres à aller à Jésus, à vivre de son Evangile, à être une joyeuse petite région, signe prophétique d’une communauté interethnique et internationale.
6/1/08. dimanche. Belle homélie de P. Simon Peter aux gens de sa communauté, les encourageant à prier pour leurs ennemis et à mettre leur confiance en Dieu, et non dans un esprit de revanche.
En attendant on voit toujours des colonnes de fumée. Le tracteur rentre à la nuit de Kipkelion avec du maïs et de l’huile (pas de sel ni de savon pour nettoyer les habits).
7/1/08. Cet après-midi on m’a demandé de parler aux réfugiés sur la Bible. Je suis impressionné par le calme de ces gens et leur patience dans l’épreuve. Certains pensent à déménager, d’autres voudraient de l’aide pour reconstruire leur maison. On ne signale pas de feux aujourd’hui, mais des vols de ce qui peut encore être volé.
8/1/08. La voiture du monastère est sur la route de l’hôpital de Londiani avec une femme qui a des problèmes pour accoucher.
Trois camions de l’armée arrivent au monastère avec des médicaments et j’obtiens un passage dans un camion ouvert : il fait bien froid ! On passe dans un petit centre commercial, au Sud du monastère, où il y a environ 500 réfugiés dans une école. Ils se sentent toujours en insécurité et disent qu’on continue à brûler des maisons. On arrive à Nakuru à minuit et demi. Avec un homme, sa mère et ses deux nièces, nous louons une chambre pour la fin de la nuit. Avant 11h du matin, je suis à Nairobi, dans notre fraternité de Kangemi.
Je continue à prier le psaume 54… avec Jichomoja, le Borgne, un vieux de 95 ans qui pense à rentrer dans son village d’origine… avec Line, 8 ans, qui était venu passer les vacances chez sa grand mère et retourne dans la capitale où les politiciens n’ont toujours pas réussi à s’asseoir à la même table pour discuter de l’avenir d’un pays qui découvre ses profondes divisions pour la première fois à cette échelle : plus de 600 morts, 250 000 déplacés…
[4] Le président sortant.
[5] Le chef de file de l'opposition.