Diaire de la fraternité de Beni Abbès (Algérie).
( Henry, Xavier, Bernard )
de Bernard :
Retour à la fraternité après trois jours et deux nuits dans le désert… Oui, cette fois-ci, c'était mon tour de m'occuper des deux hôtes qui sont venus pour passer un temps avec nous, mais aussi pour faire un tour dans le 'grand erg'. J'ai donc contacté un guide que je connais bien, car je suis déjà sorti plusieurs fois avec lui.
La veille du départ, il a fallu discuter du prix et acheter la nourriture. Ma présence faisait partie du contrat. De même que dans le désert je me sens sûr avec ce guide, de même lui-même est sécurisé par ma présence face à des gens qu'il ne connaît pas. Il sait que je marche… et il comprend mon arabe.
Le mois d'avril est celui des vents de sable !… mais peu importe, on part quand même ! Un peu d'argent (qu'on est sûr de recevoir) n'est pas à négliger quand les temps sont durs et qu'au travail on n'est pas payé depuis trois mois...
Dans un décor somptueux, grandiose et silencieux, la vie est rythmée par la noble cadence du chameau et par les horaires de prière. La marche, les bivouaques et les feux pour préparer la nourriture ('marga', 'khoupzmella') ou pour faire le thé ('lathé') sont le tempo de nos journées qui s'écoulent dans la durée des pas, des gestes lents et des paroles prononcées ou chuchotées.
Le vent était de la partie et il a rendu difficile le séjour… mais au retour, tous étaient contents. L'humour de notre hôte a donné aussi une note particulière : "Il y avait tellement de vent que les dunes étaient pleines de sable !"
Et voilà que débarque à l'ermitage une dame française d'un certain âge : Elle prend des congés tous les ans et fait un voyage pour aller voir ailleurs ce qui s'y passe. Vietnam, Bolivie, Mali… Cette fois-ci c'est le tour de l'Algérie. Il y a quelques jours, c'était un hollandais avec une moto (side-car) qui descendait jusqu'à Tamanrasset. Certes, c'est lui qui conduisait la moto, mais en fait c'est Henri qui le conduisait pour visiter les petites 'oasis' des alentours. Je ne vous dis pas le bonheur de Henri dans cette petite cabine sur roue, soudée à la moto!… Et au retour du périple, la joie de notre motocycliste hollandais était aussi très grande.
C'est quand même incroyable, dans le monde où nous vivons, de voir des gens comme ça. « Et bien, quel accueil ici dans le coin ! Des gens que tu ne connais pas t'invitent chez eux. Ce n'est pas en France qu'on traiterai les maghrébins comme je suis traitée par eux ici !» disait notre Parisienne de passage.
Il y a eu le procès en appel d'un prêtre du diocèse d'Oran. Il était allé prier, à la frontière marocaine, avec des camerounais chrétiens sans papiers. Un généreux médecin Algérien musulman était parti avec lui pour donner des soins à ces pauvres gens. Les peines de deux ans fermes pour le médecin et d'un an avec sursis pour le prêtre ont été réduites à six mois avec sursis pour le médecin et deux mois pour le prêtre. Ils sont tout de même déclarés coupables, le prêtre parce qu'il a fait une réunion de prière en dehors d'un lieu de culte reconnu, et le médecin parce qu'il a utilisé des médicaments en dehors du réseau normal des ordonnances !
Il est vrai qu'en France les musulmans ne peuvent pas se réunir n'importe où pour prier… Mais on sent quand même que la poignée des chrétiens que nous sommes sur le territoire algérien constitue un danger aux yeux de certaines personnes. Quelque part, nous faisons peur, et la peur produit souvent des réactions violentes, au moins verbales… les journaux en arabe le démontrent.
Comme assez souvent en cette période de l'année, le vent souffle toute la journée. Le vent du désert est épuisant pour moi. La période des vents est aussi celle de la fécondation des régimes naissants. Un palmier mâle suffit pour toute la palmeraie. Nous montons aux palmiers avec un brin de fleur mâle que nous glissons dans ce qui deviendra des dattes, et le vent fait le reste. Le vent féconde… mais il met aussi à rude épreuve les légumes et surtout la clôture en branche de palmier qu'il faut toujours consolider ou refaire. Nous avons aussi un poulailler : ce soir on vient de m'acheter six poussins…
Parfois l'après-midi, on me demande pour du bricolage : monter des rideaux, réparer des tiroirs ou des tables bancales, changer ou installer tuyaux et robinets, et tout cela chez nos voisins nomades qui organisent leur habitat petit à petit. De temps en temps j'ai envie de leur dire: "Mais pourquoi vous ne le faites pas vous-mêmes ?" Et je devine la réponse : "En dehors des chameaux, nous ne connaissons pas grand chose !"
La journée commence par la prière à 7 heures. Ceux qui vivent avec nous pour un temps, sont là aussi. Pour le moment et pour deux mois, deux jeunes prêtres, (un italien et un polonais qui resteront vivre en Algérie) sont ici pour apprendre l'arabe avec Xavier (il n'a jamais manqué d'élèves depuis que je suis là).
Xavier est vraiment enseignant dans l'âme… quant à Henri c'est le cultivateur qui cultive… et se cultive en lisant et en s'informant.
J'apprends beaucoup de choses en écoutant Xavier et Henri. Chacun à sa manière de faire : Henri partage tout en vendant les légumes du jardin ou en aidant certains jeunes dans un soutien scolaire en français.
A 7 heures du soir, nous nous retrouvons pour l'Eucharistie avec les petites soeurs qui sont nos plus proches voisines. Avec elles, nous faisons bon ménage. A part les rencontres quotidiennes et festives, nous nous retrouvons pour des lectures suivies dans le cadre de la formation permanente de l'Eglise d'Algérie : cette année nous faisons une lecture continue des 'Actes des apôtres'.
Ce soir (d'habitude c'est le samedi), nous nous retrouvons en fraternité. Nous laissons nos hôtes, et nous allons dans une autre salle de l'ermitage pour manger et être ensemble. Heureusement la 'fraternité' est "la valeur" qui est mise au-dessus de toutes nos incompréhensions et nos frottements quotidiens.
Ce qui n'a pas changé depuis le temps de Charles de Foucauld, c'est le nombre de ceux qui frappent à la porte. C'est très impressionnant aussi de voir le nombre d'invitations qui nous sont faites pour un repas. Derrière tout cela, se cache l'histoire de la Fraternité de Beni Abbés. Paul C. et Carlo Carretto travaillaient à la météo. Ermete était maçon. Jay et Henri travaillaient à l'usine de limonade. Henri et Xavier enseignaient à l'école. André était couturier... Enfin, ici nous faisons partie de l'oasis. Pour beaucoup, nous sommes 'les frères', même si certains préféreraient nous voir partir.
Quant à moi, je suis venu ici pour que cette histoire dure encore un peu, car aujourd'hui j'ai 60 ans. Tout semble indiquer que la relève ne sera pas du côté de la fraternité... peut-être même pas du côté des familles spirituelles du 'frère Charles'. Une autre famille religieuse acceptera-t-elle de vivre dans l'ermitage de Charles de Foucauld ? Ou bien tout cela deviendra-t-il un jour une 'zaouïa' ou une 'mosquée', pourquoi pas ? Cela ne me choquerait pas car la résurrection n'est pas dans le prolongement de la vie, mais dans la glorification et la transfiguration de celle qui s'est écoulée jusqu'à son terme.
Personnellement je ne peux que rendre grâces. L'important pour moi n'est pas de savoir si et comment je vivrai après la mort, mais de savoir si je serai vivant avant de mourir.