Diaire de Francis (El Alto, Bolivie)

Cette année, je n’ai pas célébré Noël dans la région de Titikachi, parmi les bergers des hautes montagnes des Andes, mais au milieu des gens simples d’un quartier de la ville de El Alto.

Après un temps sabbatique en Europe, c’est au mois de mars 2007 que j'étais venu m’installer à El Alto. Cette ville porte bien son nom car cela signifie ‘Le Haut’. Elle s’étale à plus de 4.000 mètres d’altitude, sous le climat rigoureux de l’Altiplano andin ! En une quarantaine d’années, El Alto s’est construite juste à côté de la ville de La Paz, par l’émigration des campagnes : il y a actuellement 900.000 habitants!…

La ville d'El Alto est impressionnante ! Elle grandit de manière quelque peu chaotique, avec de grandes artères où la circulation est très dense, spécialement dans la zone charnière entre les deux villes (El Alto et La Paz). Bien des rues sont encore en terre ou empierrées… mais cela n’empêche pas les minibus de circuler dans tous les sens.

Toute la journée, des centaines de minibus se préparent à partir pour aller dans toutes les directions. Cela se passe au milieu d’un brouhaha indescriptible, car on ne peut partir sans avoir fait le plein de passagers (une quinzaine pour chaque minibus). Dans chaque véhicule se trouve un ‘crieur’ (habituellement c'est un jeune ou un gamin, mais parfois c’est la femme du chauffeur, souvent chargée de son propre bébé). Son travail est de faire de la réclame en criant le lieu qui correspond à son parcours, de percevoir le prix du voyage, mais aussi d’ouvrir et de fermer la porte à chaque arrêt… Malgré ce boulot harassant, on est étonné de la gentillesse de certains !

Pour le commerce, on peut tout acheter dans les rues : les bazars, les échoppes les marchés envahissent les rues. Les gens grouillent comme des fourmilières : les vendeurs ambulants, les policiers, les cireurs de chaussures, les filous... Les uns portent de lourdes charges, d'autres poussent des chariots. Les quartiers chauds ne manquent pas ! Il vaut mieux ne pas s'y aventurer dès que la nuit est tombée.

Cette ville n’est pas précisément jolie, mais elle a belle allure. Elle est attachante parce qu’elle regorge de vie : partout des enfants et des jeunes… Les écoles et les collèges doivent se multiplier, et même les terrains de sport. Il y a quelques usines, mais on trouve surtout de nombreux petits ateliers dans la cour des maisons. On ne peut que louer leur créativité, en particulier celle des femmes. Beaucoup ont été abandonnées par leur mari et se retrouvent seules avec leurs enfants.

J’ai fait le choix d'une insertion sur le territoire d’une paroisse dont je connaissais bien le curé (Pepe, un prêtre espagnol), ainsi que ses options pastorales. J’ai voulu être proche de la petite église de ‘San Martín de Porrès’, qui est l’une des six églises que comporte la paroisse (70.000 habitants), dans un quartier plus éloigné. Pepe a trouvé le moyen de me faire construire une petite maison. Elle me convient bien : elle me protège du froid qui règne toute l’année… et il y a une belle chapelle, assez vaste qui permet à d'autres personnes de venir prier. Je vis avec Javier, un séminariste de 28 ans, qui sera avec moi durant son année pastorale.

La maison est bien située, au coin d’une grande place où les jeunes jouent au ballon et font entendre de la musique. C’est une chance car cette ambiance donne de la sécurité. Dans la rue, juste en face, vit une famille avec six enfants. Le mari est aveugle et sort chaque jour pour mendier. La femme va un peu partout ramasser des cartons, des bouteilles de verre ou d'autres déchets de plastique : c'est la vraie pauvreté ! Ils sont craintifs... mais peu à peu on s’apprivoise mutuellement.

Grâce à la petite église San Martín, où je célèbre l’Eucharistie le vendredi et le dimanche, je commence à m'habituer à ce quartier. La petite communauté chrétienne est bien vivante, avec ses jeunes et ses adultes très accueillants et coopérants. Au mois de juillet, dans le cadre d’une mission mise sur pied par la paroisse, j’ai eu l’occasion de visiter des familles, accompagné de Julian, un ancien catéchiste. Il y a des années, il était venu "en mission" dans la région de Titikachi. Il fait maintenant partie de la communauté de l’église San Martín. Nous nous sommes retrouvés avec beaucoup de joie.

C’est ainsi que peu à peu on est mis dans le bain de la vie des gens : le travail, quand il y en a, pour vivre… mais le plus souvent pour survivre ; le chômage : pas de travail, pas d'indemnité; les jeunes avec leurs problèmes face à l’avenir ; les écoles et les collèges : l'enseignement n'est vraiment pas de qualité ; les malades : pas de moyens pour se soigner ; les adultes proches de leurs racines, de leur culture aymara (la religiosité populaire, la peur des mauvais esprits); les représentants des comités de quartier avec tous les problèmes... Ce sont constamment des appels à la compassion, à la bonté et à la solidarité.

Avec Pepe, nous sommes vraiment devenus amis. Il respecte et encourage mon chemin. Il me demande de temps à autre un petit coup de main pour une eucharistie ou une animation spirituelle. Chaque dimanche, nous partageons fraternellement le repas de midi avec d’autres collaborateurs plus proches : le vicaire, deux religieuses et des laïcs...

Du côté de la pastorale du diocèse, notre évêque m’a chargé du service pastoral auprès des diacres permanents de tout le diocèse (ensemble avec leurs épouses). Les diacres, en grande majorité des aymaras, sont actuellement une trentaine. L'évêque souhaiterait qu'il y ait plusieurs diacres dans chaque paroisse.

Lors de notre première rencontre, je me suis inspiré des réflexions que fit Charles de Foucauld lors de sa propre retraite de préparation au diaconat. Les diacres « sont les mains de Jésus : c’est par eux que Jésus distribue le triple pain dont Il nous nourrit, pain matériel, pain de la parole divine, pain de la sainte eucharistie. Les diacres doivent être les mains de Jésus, les distributeurs de son triple pain et avoir la bienfaisance et la charité qui convient aux mains de Jésus ».

Quelquefois, je me retrouve avec d'anciennes soeurs missionnaires aymaras. Après 9 ans d’accompagnement de cette communauté religieuse en formation, j'avais dû y renoncer, à cause des divergences graves avec l’archevêque d’alors. Il avait prétendu les prendre lui-même en main. Depuis ce jour, la grande majorité d’entre elles ont quitté. Une douzaine sont venues me voir à El Alto. Elles souhaiteraient se réunir régulièrement pour s’entraider dans l’amitié et pour continuer dans une vie spirituelle renouvelée. Elles ont maintenu une vie dans le célibat en vue du royaume de Dieu.

J’ai accepté de répondre à leurs souhaits en leur proposant de s’inspirer de la spiritualité de Charles de Foucauld et du groupe appelé ‘Fraternité Charles de Foucauld’. C'est une association de fidèles, un des nombreux groupes appartenant à la Famille spirituelle issue de la vie de Charles de Foucauld. Après une petite retraite de 4 jours, où je les ai accompagnées, elles ont fait l’option de prendre comme référence de vie les statuts de cette Fraternité. Cette Fraternité veut aider ses membres à approfondir le projet de Dieu dans leur vie (dans l’amitié et le respect des différences individuelles), et à s’engager pour la cause des pauvres et des secteurs socialement difficiles.

Ces femmes aymaras, dont l’âge tourne autour de la quarantaine, ont pu faire quelques études ou sont encore en train de les faire. Elles ont toutes des activités de type social ou pastoral, comme professeurs, infirmières, catéchistes, animatrices… Résolument, elles veulent continuer à travailler en profondeur et à lutter pour un changement de la réalité de leur peuple, sans être arrêtées par la peur ou les souffrances. Je ne peux que les admirer.

Depuis le mois de mai 2006, je suis en contact avec quelques personnes de Buenos-Aires qui ont écrit la biographie de Mauricio Silva 5. Comme j’avais bien connu ce frère, j'ai été consulté à plusieurs reprises. Pour la présentation du livre en octobre dernier, j'ai été invité.

Lors de ce séjour, les responsables de la Fraternité Séculière d’Argentine m’ont demandé de les accompagner lors de leur retraite annuelle au mois de janvier 2008.

Pareillement Marta, membre de la Fraternité Charles de Foucauld, que j’ai connue en 1974 à la fraternité de La Boca, à Buenos-Aires, et qui a très bien connu Mauricio, m’a aussi fait la même demande. Voilà pourquoi, j’ai été absent ce mois de janvier, le consacrant à des retraites spirituelles. D’abord il y a eu celle avec le groupe des femmes aymaras près de La Paz. Puis ce fut avec les diacres et quelques-unes des épouses dans une province de l’Altiplano. Et ensuite, les deux retraites près de Buenos-Aires. C’est bien la première fois que cela m’arrive !!

Depuis le mois de septembre 2005, l’occasion m'a été donnée d’avoir des contacts avec les dirigeants nationaux d’une organisation paysanne des peuples indigènes, le ‘Consaq’ (Conseil National des Régions Aymaras et Quechuas du Qullasuyu). Le Qullasuyu est la partie du territoire de l’empire Inca qui correspond aujourd’hui à la Bolivie. Cette organisation a comme but de défendre et de renforcer leurs propres structures dans le domaine social, économique et politique. Cela implique la résistance aux injustices qui constituent une violence structurelle permanente envers ces peuples indigènes.

Le Consaq veut participer au processus révolutionnaire et démocratique des changements structurels qui sont en train de se faire dans le pays : les peuples indigènes veulent, à partir de leur organisation, se constituer comme alternative d’un autre modèle de vie face à la situation de crise mondiale, qui évidemment affecte la Bolivie. Selon leurs propres pensées, c’est une crise qui est provoquée par l’imposition, et à la fois par l’échec, des modèles du système libéral, politique et économique mondial.

En effet, les aymaras honnêtes et plus conscients se rendent compte avec inquiétude, et comme de véritables menaces, des changements culturels qui s’imposent de l’extérieur : les connaissances ancestrales, les propres modèles de vie risquent de se perdre… ce qui vient des étrangers est marqué par l’individualisme et l’égoïsme…

Voilà quelques nouvelles de mon insertion dans la ville de El Alto. Bien que vivant avec Javier, je suis seul comme frère. Max est pareillement seul à Titikachi, mais lui aussi est accompagné de quelques jeunes. Malgré tout, grâce à des rencontres assez fréquentes, nous essayons de ‘faire fraternité’ entre tous les frères de Bolivie. Pour aller rendre visite aux frères de Cochabamba, il me faut seulement 7 heures de car par des routes asphaltées. Pour un pays aussi étendu que le nôtre, cela ne représente pas beaucoup d’heures !

Au cours de l’année passée, il m’a fallu trouver de nouveaux chemins, m’adapter au cadre de vie avec l’altitude, le climat, la communauté humaine. Mais je suis heureux de la nouvelle insertion et des nouvelles tâches qu’il m’est donné de vivre. Grâce à Dieu la santé tient bon, et grâce aussi à un bon cardiologue. Cependant je ne peux cacher qu’il m’arrive des pincements au coeur lorsque j’accueille des gens de la région de Titikachi, ou que je dois examiner quelques projets de là-bas pour continuer à les soutenir…

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5 Mauricio Silva, "disparu" en 1977 sous la dictature en Argentine.