En cette année du 20e anniversaire de la chute du mur de l'Allemagne de l'Est, il est d'actualité et intéressant de suivre la visite de Joji à Leipzig, ville qui a été à l'origine du mouvement qui a entraîné la chute du mur.
Compte rendu du voyage de Joji à Leipzig
La Fraternité de l'Évangile est présente en Allemagne depuis plus de trente ans. Elle a d'abord commencé à Frankfurt en 1972 comme fraternité insérée en milieu ouvrier. Les frères habitaient près des usines de la multinationale Höchst (produits chimiques) où certains frères travaillaient.
A l'époque, l'Allemagne était coupée en deux. Une partie à l'ouest était tournée vers l'Europe Occidentale et les USA. Elle avait une organisation de société de type libéral et capitaliste, c'était la République Fédérale Allemande. Une autre partie un peu plus petite, située à l'est, était tournée vers l'URSS et les pays du bloc soviétique d'alors : elle suivait une organisation de société et une économie de type communiste, c'était la République Démocratique Allemande (RDA). Berlin, l'ancienne capitale de l'Allemagne d'avant la guerre 1939-45, située en Allemagne de l'Est, avait un statut à part : elle était elle-même divisée en deux secteurs, l'un sous influence soviétique et l'autre sous celle occidentale.
Cette division avait pris son origine de la fin à la seconde guerre mondiale quand le régime nazi de l'Allemagne d'alors fut défait et pris en tenailles à partir de l'ouest par les armées occidentales menées par les USA et à partir de l'est par les armées soviétiques menées par l'URSS : chaque camp imposa son système économique et social aux zones occupées. Celles-ci cependant n'ont pas correspondu exactement à l'avancée de chaque camp : toute la région de Magdeburg et de Leipzig, - où se trouve actuellement la fraternité – bien que comprise dans l'avancée américaine fut laissée à l'influence russe en échange d'une moitié de Berlin entièrement contrôlée à la fin de la guerre par les troupes russes. La division en deux entités politiques différentes prit effet en 1949 lors de la constitution unilatérale de l'Allemagne de l'Est en état séparé : la RDA. Il y avait alors deux Allemagnes avec deux régimes concurrents et opposés.
Entre celles-ci, la frontière devint de plus en plus difficile à traverser. Devant l'accroissement du nombre de gens de l'Est passant à l'Ouest (entre 1949 et 1961 ils furent plus de trois millions sur une population de 18 millions, surtout des travailleurs qualifiés), l'Allemagne de l'Est ferma hermétiquement cette frontière. A Berlin, un "mur" fut même construit entre les deux parties de la ville en 1961 et la frontière entre les deux Allemagnes fortifiée. Le régime de l'Est se radicalisa. Il installa une police secrète, la Stasi, pour surveiller toute la population : elle alla jusqu'à employer plus de 100.000 personnes sans parler des informateurs informels1.
Le "mur" entre les deux Berlin, symbole de la séparation des deux Allemagnes et de l'oppression à l'Est, tomba en 1989 à la suite de la pression populaire. L’origine du mouvement fut une série de rencontres de prière pour la paix qui eurent lieu chaque lundi dans l’église protestante de St Nicolas (Nikolaikirche) au centre de Leipzig. En septembre 1989, celles-ci prirent de plus en plus d'ampleur et devinrent de véritables manifestations toujours menées pacifiquement. Elles commençaient à l’église St Nicolas avec un appel à la non-violence et à la paix. Au cri de "Wir sind das Volk !" (nous sommes le peuple) les manifestants marchaient ensuite autour de la vieille ville, une bougie allumée à la main. Le point tournant fut le 9 octobre 1989 quand 70.000 personnes se trouvèrent réunies bravant le risque de répression. Le pouvoir fut pris au dépourvu et ne put contrôler le mouvement. Quelques semaines après les manifestants étaient 400.000. Le mur s'ouvrit le 9 novembre 1989. Après quelques années, les deux Allemagnes furent réunifiées.
Leipzig est une ville de culture. Elle est une des plus anciennes villes universitaires d'Allemagne (l'université y a été fondée en 1409). L'industrie du livre y est traditionnelle et florissante, mais moins qu'autrefois : avant la seconde guerre mondiale, Leipzig était un des centres mondiaux du livre. Sa foire du livre était chaque année une des plus célèbres du monde.
Depuis le XVIe siècle, Leipzig est une ville de commerce. Au XVIIIe siècle, les foires de Leipzig étaient les plus importantes d'Europe : s'y échangeaient des marchandises venant de l'Europe occidentale, centrale et orientale, de l'empire russe et même de la Perse. Leipzig perdit ce statut de ville de commerce durant le régime de la République Démocratique Allemande à cause de sa fermeture économique et culturelle à une grande partie du monde..
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Leipzig subit plusieurs bombardements aériens ; plus de 60 % du centre ville fut détruit, on dénombra 6.000 victimes. Le régime ne reconstruit et ne rénova que sommairement ce centre ville constitué de nombreux bâtiments historiques et de style "bourgeois" : c'était une entreprise trop coûteuse. Pour loger les gens, il privilégia au contraire la construction d'immenses cités en bâtiments préfabriqués, aux portes de la ville.
Leipzig est une ville marquée par des grands musiciens, Mendelssohn2, Wagner3, Robert Schumann4 et bien sûr Johann Sebastian Bach… C'est dans cette ville que ce dernier exerça son service de chantre. Il y vécut de 1723 à 1750 et y composa ses principales œuvres... Ainsi cette ville est très liée à la musique avec beaucoup de chorales, de concerts, etc. Dans l'église Thomaskirche où JS Bach a exercé et est enterré, le vendredi soir, le samedi après-midi et le dimanche après-midi de chaque semaine il y a un concert d'orgue en son honneur. C'est impressionnant de voir cette foule de gens ordinaires (les frais d'entrée sont minimes) venus écouter cette musique "religieuse" alors que la plupart ne sont pas croyants.
On dit que Leipzig est la ville au monde la plus "sans dieu"… C'est-à-dire avec la proportion la plus forte de gens qui ne se réfèrent à aucun dieu ou à aucune force supérieure… Cela est dû sûrement à l'influence du communisme qui durant 45 ans a agi sur les consciences… Mais bien avant l'arrivée du communisme la région était réputée pour avoir déjà une grande proportion de gens qui ne faisaient aucune référence à un dieu.
Dans cette ville de 510.000 habitants les catholiques ne représentent que 2% (5% avant la guerre de 39-45). Les protestants y seraient 12 %: Il n'y a pratiquement pas de musulmans. Le reste des gens n’appartient à aucune religion, sans être forcement des athées conscients : "Je ne suis rien…"
Leipzig a joué un grand rôle au moment de la Réforme Protestante. Luther y a vécu : c'est là qu'a eu lieu en 1519 une fameuse discussion théologique entre lui et le théologien de Rome, Eck, qui fut un des événements à l'origine du Protestantisme.
Vous pouvez vous demander pourquoi insister sur une telle présentation de la ville de Leipzig. Tout simplement parce que, une fois décidée le refondation d'une fraternité en Allemagne en 2005, tout cela a influencé nos frères pour le choix de l'endroit où ils désiraient vivre : une ville dans l'ancienne "Allemagne de l'Est", une ville avec une proportion très forte de personnes loin d'une quelconque notion de Dieu, une insertion dans une cité de grands ensembles, etc…
Gotthard, Michael et Andreas se sont installés dans le quartier de Grünau, à l'ouest de la ville. Ce quartier a été construit dans les années 1970-80 comme cité-dortoir : immenses barres et tours où s'entassaient quelques 80.000 personnes. A l'époque les logements manquaient et il fallait attendre 7 ou 8 ans pour en obtenir un, la priorité étant donnée alors aux familles. Le quartier de Grünau était un quartier très jeune : aujourd'hui on y remarque beaucoup d'écoles dont certaines ne sont plus en fonction à cause de la baisse de la population et du vieillissement de celle-ci. Depuis la chute du "mur", beaucoup d'habitants de l'ancienne Allemagne de l'Est sont partis vers "l'Ouest" chercher du travail, plus facile à trouver là-bas et mieux payé. Leipzig a vu sa population diminuer. Grünau est ainsi passé à moins de 50.000 habitants. Le quartier a gardé une certaine mauvaise réputation, pourtant il a beaucoup changé depuis vingt ans : à cause de la diminution de ses habitants et de la mauvaise construction de certains ensembles, nombre de ceux-ci ont été détruits, laissant la place à des espaces verts. Beaucoup d'immeubles ont aussi été rénovés.
Il n'y a donc pas de problèmes de logement à Grünau. Beaucoup d'appartements sont vides. Les frères en ont trouvé un facilement : un grand appartement de cinq chambres qui leur permet de disposer d'une chapelle spacieuse. Au-dessus d'eux, ils louent un studio : il sert pour accueillir des gens de passage, mais surtout il est utilisé comme ermitage ou lieu de retraite pour des gens qu'ils connaissent. En fait le quartier est assez calme, et la proximité d'un lac permet de belles promenades…
Dans cette ville de Leipzig et dans ce quartier où les croyants sont si peu nombreux, les frères ont pris l'option d'un lien très fort avec l'Église locale et la communauté chrétienne du quartier : la communauté catholique est petite mais très dynamique. Mis à part le jeudi où les frères ouvrent leur chapelle pour une Eucharistie avec des amis, ils participent le soir à celle de la paroisse avec une dizaine de personnes. L'Église n'est pas loin de chez eux. Elle a été construite avec l'aide de chrétiens de l'Ouest vers la fin du régime communiste, celui-ci ayant besoin de devises étrangères… Un dimanche par mois, la fraternité prend en charge la célébration eucharistique du dimanche, Quand je suis passé, les frères étaient en train de préparer une animation à l'église pour chaque semaine de Carême.
Les frères essayent d'être présents au quartier, bien que dans tout quartier de ce type – cité-dortoir – le contact n'est pas facile. En plus de la communauté paroissiale à travers laquelle ils connaissent certaines personnes, ils participent à des "chorales", activité très populaire et très répandue… Andreas passe régulièrement deux journées entières par semaine dans une grande école secondaire du quartier. A l'invitation de la directrice, il y est pour écouter élèves, professeurs et aussi parents… Petit à petit il y a trouvé sa place : être une oreille attentive à qui veut partager ses problèmes ou simplement rencontrer quelqu'un avec qui "parler".
Grünau n'est pas un lieu où on trouve du travail et des emplois à part quelques services5. Les frères sont ainsi tous employés loin du quartier. Andreas travaille quatre jours par semaine à l'expédition des livres dans une grande imprimerie (quand il y a du travail, ce qui n'est pas toute l'année). Michael a travaillé jusqu'à maintenant comme électricien. Devant la difficulté de trouver un emploi stable, il change maintenant d'occupation : il va commencer un travail d'accompagnateur dans un centre d'handicapés moteurs et mentaux… Gotthard travaille à mi-temps comme "aumônier" à la prison de la ville et il assure en plus chaque jour un travail de secrétariat dans une association6. Son travail dans la prison, poste prévu pat l'état, lui a été proposé par le diocèse : c'est un travail d'écoute, de rencontre et d'attention des détenus qui, pour la très grande majorité, ne sont pas croyants. Avec lui, collabore un pasteur protestant.
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1 Il est impressionnant de visiter le siège principal de cette police secrète à Leipzig. Quelle ingéniosité, quelles techniques et quelle perversité pour surveiller une population entière et l'embrigader
2 Il vécut à Leipzig de 1835 à sa mort en 1847.
3 Il naquit à Leipzig en 1813
4 Il y séjourna dans les années 1840
5 Comme dans toute l'Allemagne de l'Est le chômage est très grand à Leipzig (15% de chômeurs). Il n'est pas facile de trouver un emploi salarié. Les conditions de travail sont mauvaises pour les employés et les salaires sont très bas (les conditions de travail et les salaires sont bien différents de ceux de l'ancienne Allemagne de l'Ouest).
6 Orientierung est une association fondée par un Jésuite au centre de la ville de Leipzig. C'est un espace de rencontres, de discussions, d'échanges pour des gens qui s'interrogent sur le sens de leur vie. Une salle de prière a-confessionelle y est ouverte à tous… Ce centre aussi est un lieu d'animation catholique (catéchèse, etc…), la principale église catholique étant loin du centre ville.