Fraternité de Ciudad Hidalgo (Mexique)


(Giuliano, Mario, Jay, Giorgio, Vishwas, et Fernando)

de Giorgio :

Le 18 août 2008, Giuliano et moi-même nous avons passé la frontière entre les USA et le Mexique, avec une voiture remplie de nos affaires personnelles et communautaires. Deux jours plus tard, nous sommes arrivé à Ciudad Hidalgo vers 14 heures de l’après-midi. Jay, qui nous avait précédé en avion, nous attendait sur place avec Mario. Nous nous sommes mis tout de suite au travail pour être sûrs de pouvoir passer la nuit dans le logement temporaire qui nous avait été offert : une sorte de hangar, abandonné depuis longtemps. Mario avait fait un travail de préparation remarquable : partitions, aménagement d’une chapelle, des latrines à l’extérieur, un coin pour se laver, etc. Il fallait encore sortir un gros tas de bois sec et balayer beaucoup. Vers 18h nous avons été invités à manger chez les voisins. La pauvreté de leur logement nous frappe, mais aussi leur sens de l’accueil.

Pendant plusieurs semaines, notre vie sera selon le modèle de cette première journée : partagée entre l’aménagement de notre logement et d’innombrables visites ou invitations. La manière dont les gens nous accueillent nous touche profondément.

Le troisième jour, l’évêque nous rend visite. Don Alberto est très gentil: lui aussi il nous fait sentir combien nous sommes accueillis. Il nous propose un nom pour la nouvelle fraternité: « Fraternidad del Beato Carlos ». Nous acceptons sa proposition qui nous évite de dire ou écrire le nom « Foucauld », qui est un véritable cauchemar linguistique en espagnol.

Il est difficile de rendre compte des raisons qui nous ont fait faire ce pas : fermer les fraternités de Brooklyn, Manhattan (et éventuellement Chapulco), et nous lancer dans cette nouvelle aventure. Nous sentions le besoin de remettre du feu dans notre vie, le désir de renouveler en nous les valeurs de la vie religieuse, le besoin de nous regrouper pour créer une vie fraternelle plus riche et articulée, comme aussi de renverser la tendance de notre culture qui pousse vers "l’individualisme" et le "sécularisme". Nous sentions aussi le désir de vitaliser cette étape de notre vie (aux alentours de l’âge de la retraite) par une nouvelle mission d’hospitalité qui puisse nous "ouvrir", empêchant les enfermements si communs à cet âge de la vie.

Chacun de nous était plus sensible à un aspect ou à un autre. A travers beaucoup de dialogue et une dynamique vraiment communautaire, nous sommes arrivés à définir ce projet de Ciudad Hidalgo qui rassemblait un véritable faisceau de motivations.

Et pourtant, il nous est encore bien difficile d’expliquer, d’une façon complète, nos "raisons". Et puis il y a aussi beaucoup d’autres éléments "non-raisonnables", des mouvances de l’âme et du cœur qu'il est difficile de déceler ou de définir, des souffles du "Saint Vent"… Nous espérons ainsi…

Au mois de mars, Giuliano avait visité avec Mario quelques lieux qui nous étaient proposés. Au mois d’avril, j’ai fait de même : nous avons visité ce terrain situé dans la montagne, à côté de Ciudad Hidalgo : il est propriété de l’Église. Il fut donné à la paroisse par quelqu'un du lieu (immigré définitivement aux USA), qui avait le désir qu’une communauté de prière s’y installe. Ce lieu avait à peu près toutes les caractéristiques de ce que nous cherchions : population très pauvre, proximité de la ville, vue extraordinaire, eau et électricité disponibles, etc. L’évêque nous propose de nous le laisser "à usage gratuit" pour 50 ans, et c’est "renouvelable". Donc… on en reparlera dans 50 ans !

Au début mai, nous nous réunissons à New York avec Joji, notre Prieur. Mario vient du Mexique. La décision est prise: "brûler les bateaux" et partir. Il y a toutefois beaucoup d’incertitudes sur les temps et les échéances. A la fin, on décide de démarrer en août avec les frères de Brooklyn et avec Mario… Vishwas nous rejoindra en novembre… Paco plus tard.

Ce projet de "regroupement" a une genèse très longue : cela fait des années et des années que nous en parlons en région, sans rien conclure. On cherchait l’unanimité et on ne la trouvait pas. Cette fois-ci, la chose se réalise d’une façon extrêmement rapide. Est-ce le "Saint Vent"? Nous espérons ainsi.

Ce sont des circonstances accidentelles qui nous ont amené dans cet état de Michoacan : Mario a fait une visite à un couvent de Trappistines et, comme par hasard, elles nous ont suggéré de contacter notre curé actuel… Nous sommes bien contents d’être là !

Michoacan est un état montagneux du centre du Mexique. C’était le lieu où vivaient les indiens Purepecha (les espagnols les appelaient "Tarascos"). Michoacan veut dire "la terre des pêcheurs", car la culture Purepecha était centrée autour du grand Lac de Pazquaro. C’est la seule ethnie amérindienne de cette zone qui ne s'est pas laissée conquérir par les Aztèques. Il s’agit donc de gens fiers : des lutteurs, capables de résister.

Vasco de Quiroga, "Tata Vasco" (c’est comme ça que les gens l’appelaient) devint "l’apôtre" des Purepecha. Jeune juge laïc, envoyé avec une commission d’enquête, il fut nommé prêtre et évêque sur le champ. Nourri de la lecture de l’Utopie de Thomas More, il rêva qu’une nouvelle chrétienté puisse naître sur le terreau "vierge" des amérindiens. On le mentionne souvent à côté de Bartolomé de Las Casas. Au siècle passé, notre Paroisse a été construite d’après le rêve que "Tata Vasco" avait d’une église dessinée comme une main ouverte : il voulait que dans chaque doigt la Parole soit proclamée dans une langue indienne différente. C’était au 16e siècle, au tout début de la colonisation !

Quand, bien plus tard, au début du 20e siècle, l’état mexicain passa des lois qui persécutaient l’Eglise, Michoacan fut un des théâtres de la révolution "Cristera". Beaucoup acceptèrent d'être tués pour défendre les droits de l’Eglise… Mais très vite, la confrontation se transforma en une lutte entre de véritables bandes de délinquants, d’un côté comme de l’autre.

Le lieu où nous avons débarqué, et où nous vivons actuellement, s’appelle proprement "Mesa de Nazario". C’est un haut plateau à trois kilomètres de la ville de Ciudad Hidalgo, sur le chemin qui amène à Los Pozos, qui est un ensemble de maisons dispersées plutôt qu’un véritable village.

Les gens nous ont accueillis comme s’ils nous attendaient depuis longtemps (aussi bien dans notre vallée que dans la ville même de Ciudad Hidalgo, petite ville qui ne fait même pas 100.000 habitants). Des amitiés se sont tissées à une vitesse remarquable. Il est rare qu’un jour passe sans que nous recevions de la nourriture ou des fleurs; parfois nous les trouvons discrètement posées à notre porte. Nous avons souvent l’impression d’être ici déjà depuis très longtemps !

La chose la plus frappante est de voir combien de familles sont mutilées et blessées par le drame de l’émigration. A New York nous voyons ce phénomène depuis le Nord, maintenant nous le voyons depuis ici,… du côté Sud du Rio Grande.

Pratiquement toutes les familles de notre coin ont des membres aux USA. Nos voisins de droite et de gauche ont trois enfants à Chicago. Un autre ami, nous dit qu’il a 8 enfants aux USA : jamais, depuis 30 ans, il n'a vu un seul parmi eux ! Un jeune voisin, a passé la frontière 5 fois (en traversant le Rio Grande et ensuite le désert). La première fois il avait 15 ans, et il a trouvé du travail en trompant le patron sur son âge. Le résultat de ces 5 voyages au Nord : une maison en briques (seulement deux chambres !) et une voiture américaine… mais rien de plus… Il gagne sa vie en fabriquant des briques !

Ciudad Hidalgo (nommée ainsi d’après Miguel Hidalgo, le prêtre qui fut à l’origine de la guerre d’indépendance mexicaine) est une ville assez pauvre. Il n’y a pas de tourisme. Il n’y a pas une salle de cinéma. Les deux seules industries traditionnelles sont en crise : d'un côté la fabrication des meubles (liée à l’abondance de bois dans la région : le nom indien de Ciudad Hidalgo était Taximaroa : "la ville du bois"), et d'un autre côté la fabrication des briques (le terrain est très argileux). La plupart des gens "se débrouillent" avec des séries de petits boulots par-ci par-là. L’"industrie" des coyotes (ceux qui font passer la frontière illégalement à des prix exorbitants) est très vivante, et l’on entend souvent des épisodes de violence liés à ce "commerce".

Dans notre vallée les gens plantent du maïs et élèvent des vaches et des brebis, mais il s’agit de tout petits troupeaux, parfois de 5 ou 6 vaches. Il est clair qu’ils n'arrivent à survivre que grâce aux dollars qui sont envoyés par ceux qui vivent aux USA (ceux qui sont "de l’autre côté", comme les gens disent ici, sans même nommer le pays !).

Les gens ont une foi extraordinaire: une foi profonde, militante et infatigable. Nous participons à leurs Eucharisties, dans la chapelle de Los Pozos (1/2 heure à pied) ou celle de Cerro Prieto (à plus d’une heure). Nous participons à la "Hora Santa" du jeudi (heure d’adoration suivie de la communion et animée par des ministres laïcs). En ce moment il y a l’image de la Vierge de Guadalupe qui voyage de maison en maison pendant 46 jours: chaque soir, il y a le rosaire dans une famille différente. Giuliano a participé au pèlerinage à pied jusqu'au Sanctuaire de la Vierge : une semaine entière de marche très exigeante. D’innombrables fêtes et célébrations se suivent presque sans arrêt…

Personnellement, je me sens très petit, face à la foi des gens. Je me remets en question; je touche à ma tiédeur et à ma paresse spirituelle. C’est une expérience humiliante pour laquelle je rends grâce à Dieu.

Et pourtant la foi des gens est très marquée par le cléricalisme : le statut du clergé a quelque chose du Moyen-âge. L’héritage de la résistance "Cristera" a laissé un besoin de faire que l’Église s’affirme et s’impose par tous les moyens…

Il y a aussi un accent exagéré sur le sacrifice, la souffrance, la pénitence : héritage de la foi "espagnole" (au temps d’Isabelle la Catholique), mais aussi de la religiosité amérindienne dont les dieux étaient toujours assoiffés de sang. Pas loin d’ici, il y a Atotonilco, un lieu de retraite très fameux où les gens utilisent encore les fouets pour se flageller. "C’est désormais seulement symbolique, nous disait un ami, mais pourtant il y a encore des gens qui frappent assez dur…".

Il y a donc de l’espace pour l’annonce d’un Dieu "autre" : un Dieu qui désire la miséricorde et non le sacrifice, un Dieu qui nous libère de la peur, qui nous appelle à la joie et qui trouve son bonheur dans notre bonheur…

Quelles formes trouvera notre présence dans les communautés de foi qui nous entourent ? Est-ce que les gens nous sentiront trop "différents" ? Tout est à voir. Pour le moment nous nous laissons faire, nous écoutons et nous ne créons pas trop d’attentes. Sûrement que par la suite nous serons appelés à répondre d’une façon ou d'une autre…

Quand nous avons quitté New York, nous avions conscience d’aller contre une valeur assez importante de notre vocation : la fidélité à un peuple, à un milieu, jusqu’au bout ! Mario a sûrement vécu la même chose en quittant Chapulco. Mais nous voulions mettre l’accent sur une autre valeur complémentaire, et aussi essentielle : la "légèreté" que nous donne notre consécration religieuse, en particulier notre célibat. La capacité de faire les valises et nous mettre en marche, même à un âge adulte, à la façon d’Abraham et de tant d’autres.... Nous laisser régénérer par les souffles du "Saint Vent", toujours imprévisible et nouveau (il souffle où il veut et quand il veut !).

Maintenant nous sommes dans ce "hangar" temporaire, vivant un peu comme au temps du Noviciat : coude à coude presque toute la journée et avec une vie très marquée par des horaires communs. C’est intéressant de retrouver à nouveau les exigences des débuts, après être passés par des expériences variées : c’est régénérant ! A l’époque de la toute première programmation, Mario mettait toujours l’accent sur cet aspect : redécouvrir les valeurs essentielles de la vie religieuse et réagir contre l’individualisme de notre culture…

L’accueil des gens est aussi parfois exigeant (nous en avions perdu l’habitude à Brooklyn où les visites étaient tellement rares !). Il faut toujours être prêts à se laisser faire par la surprise ; il faut rester flexibles : c’est déstabilisant ! Mais il est bien de se laisser déstabiliser et de renverser la tendance à se renfermer dans ses propres routines personnelles (une tendance que l’âge parfois accentue)…

Notre vie actuelle est donc stimulante à plusieurs niveaux. Elle est surtout riche en contacts humains avec les gens qui nous entourent.

Mais nous sommes venus ici avec aussi une autre "mission" d’hospitalité, avec le désir d’une fraternité qui puisse ouvrir ses portes et accueillir en son sein tous ceux et celles qui voudraient partager notre vie : travailler avec nous et prier avec nous. Étant bien proches de la retraite, et donc vers la fin de nos engagements pour un travail "à l’extérieur", nous sentions l’appel à ouvrir les portes, et même le murs de notre vie, pour continuer une vie de partage avec les gens.

Nous sommes donc en train de construire une grande maison, avec 12 chambres. C’est une maison en briques, d’un seul étage, avec la forme d’un grand « U » qui s’ouvre vers le paysage. Il y aura une chapelle de bonnes dimensions, avec une grande fenêtre ronde ouvrant sur le paysage, avec le Tabernacle au milieu. Giuliano, bien connu pour son bon goût, est à l’origine du plan et il en suit la réalisation dans les moindres détails.

La construction avance à grands pas et sera probablement prête vers la fin de l’année. Quand nous regardons les dimensions de l’édifice, nous nous demandons : y a-t-il jamais eu une fraternité qui ait commencé si grande ? Sommes-nous devenus trop ambitieux ? Ce sera sûrement une fraternité avec une touche "monastique", bien que sûrement flexible et relaxée comme nous le sommes d’habitude… ! Quelque chose qui peut rappeler, par certains côtés, ce que le Frère Charles voulait construire à Beni Abbès, ou ce que les frères de Spello connaissent depuis longtemps. N’y a-t-il pas de la place pour des fraternités de ce genre ?… à côté de beaucoup d’autres fraternités différentes…

Jusqu’à maintenant, beaucoup de signes nous ont confirmé que cette décision, bien qu'un peu spéciale, était la bonne décision pour nous … et à cette époque de notre vie… S’agit-il d’un souffle du "Saint Vent" ? Nous espérons ainsi.

Beaucoup de questions restent ouvertes. Nous pourrons compléter cette construction grâce à l’argent que nous avons mis de côté, mais aussi grâce à l’aide de beaucoup parmi vous (merci !). Dites-vous que ce que nous dépensons pour toute cette construction ne nous permettrait pas d'acheter la moitié d’une toute petite et vieille maison à Brooklyn. Mais de quoi allons-nous vivre par la suite ? Travailler à l’extérieur est pratiquement impensable. L’un ou l’autre parmi nous recevra une petite pension. Nous cultiverons un grand jardin, et planterons un verger ; nous élèverons des animaux (nous avons un début timide de jardin et quelques poules et lapins). Et comment ferons-nous face aux conditions de santé qui seront de plus en plus précaires ? L’opération du cœur de Jay est une sonnette d’alarme pour nous tous… Et puis : de quelle façon allons-nous concrètement partager notre vie avec les hôtes ? Comment concilier la présence aux gens du coin et l’accueil des gens qui viendront parfois de l’extérieur ? Comment se situer face au clergé du coin ? La liste des questions est bien trop longue…, mais les réponses viendront avec "le Vent". Nous espérons ainsi.

Les circonstances de notre re-démarrage ici m’ont empêché de faire le "deuil" de la fermeture de Brooklyn. Est-ce bien ou mal ? Mais qu’il est difficile de mettre sur un petit papier tellement d’années d’expériences si vitales (on peut dire qu’il y a eu plusieurs fraternités successives à New York) ! Et à quel titre me faire porte-parole de tellement de frères qui y ont vécu ?

Pour le moment le regard est tout tourné vers le futur. Et c’est une grâce !

de Mario :

Un prêtre ami, m'a écrit ceci : "C'est une belle chose que d'arriver au seuil de ses 60 ans…! Souvent je me suis demandé comment Jésus aurait vécu à cet âge-là et je m'amuse en pensant à un Jésus chauve, avec un peu de ventre… ou bien avec des cheveux blancs : comme Moi, un jour, toi aussi tu seras dans la joie et la reconnaissance pour ce Dieu qui est notre Père, parce qu'il nous aime beaucoup et qu'il continue à nous faire confiance."

J'ai pu fêter mes 60 ans à la fraternité de Chapulco 1, et d'une certaine manière j'en ai aussi profité pour faire officiellement mes adieux, puisque je quitte cette fraternité.

Les femmes avaient organisé une très belle fête avec une foule de gens : enfants, anciens, jeunes, adultes, hommes et femmes… Il y a eu aussi une quantité énorme de nourriture.

J'ai dû faire un discours en rappelant les moments importants de ma vie à Chapulco, et en même temps en faisant mes adieux. Plusieurs fois j'étais vraiment ému, et un nœud dans la gorge m'empêchait de parler…

En juin 1990, j'avais quitté Jaltepec (Oaxaca), l'ancienne fraternité que nous avions dans le monde indigène, et j'étais arrivé avec deux postulants dans ce petit coin de campagne, San José Chapulco, que nous avions choisi pour commencer une fraternité de formation.

Nous sommes arrivés avec nos sacs à dos et 100 dollars dans la poche ! Nous avons logé dans une maison que les Pères Scolopes nous ont prêtée. Nous avons commencé à construire la fraternité en ajoutant des pièces à une petite maison qui comportait une seule pièce (la cuisine) et une minuscule chambre (la chapelle). Les commencements ont été très durs parce qu'après le travail, nous devions faire des heures supplémentaires pour arranger la maison… Nous partions nous coucher bien fatigués, mais très contents.

Les gens du lieu nous avaient déjà adoptés avec beaucoup d'affection et nous ont aidés avec des petits cadeaux (assiettes, marmites, couvertures, etc.)

Depuis août 1990 jusqu'à maintenant : Nous avons parcouru beaucoup de chemins ensemble… Beaucoup de frères sont passés par cette fraternité, et les gens gardent un très bon souvenir aussi bien de ceux qui ont laissé la fraternité que de ceux qui continuent.

Peu à peu nous avons tissé des liens d'amitié, et maintenant, avant de partir définitivement de Chapulco, je peux dire que je ne laisse pas quelques amis, mais toute une grande famille, et la séparation me fait souffrir.

J'ai vu naître beaucoup d'enfants, je les ai vus grandir. Les jeunes de cette époque ont fondé leur propre famille et les adultes d'alors sont devenus des grands parents.

Le chemin parcouru ensemble, coude à coude avec tous ces gens, n'a pas toujours été facile… mais il a toujours été plein d'amour, d'affection, de beaucoup d'attentions…

L'histoire de Chapulco est entrée dans mon cœur. Avec elle, il y a évidemment la construction du Centre Communautaire, source d'espérance.

Le Centre Communautaire se veut lieu de formation intégrale : un espace où la personne humaine se développe à tous les niveaux, un ensemble d'outils que les gens peuvent utiliser pour avoir une meilleure qualité de vie.

Le Centre Communautaire c'est un lieu pour les femmes : on a organisé des ateliers de travaux manuels pour donner aux femmes la possibilité de fabriquer des objets qu'elles pourront facilement commercialiser et qu'elles auront plaisir à produire; en même temps cela leur donnera un lieu où elles se sentiront libres d'exprimer leur manière de penser leur vie.

Tous ces travaux permettent aux femmes de les faire pendant leurs heures libres, sans négliger leurs foyers, et en apportant beaucoup au budget de la maison. Cet espace a permis aussi aux femmes, qui participent à ces différents travaux, de former un groupe d'amitié et de s'entraider. Elles ont même fait entre elles une "caisse d'épargne".

Dans les ateliers de formation pour les femmes on parle de l'auto- estime, de l'égalité des sexes, on cherche à leur donner des outils pour lutter contre le machisme qui règne presque partout.

Une petite maternelle et un jardin d'enfants, avec des berceaux pour les bébés et aussi une cuisine, ont permis de donner du travail à quelques femmes du quartier et de donner la possibilité à des mères célibataires ou à des couples qui ont peu de moyens, d'aller travailler. Le gouvernement de son côté amène aussi un programme d'Éducation de base pour les jeunes mamans sur les soins, l'hygiène et la santé des bébés.

Il y aussi un programme pour que les adultes puissent étudier et obtenir un certificat au niveau primaire ou secondaire.

Par ailleurs j'avais pris conscience avec angoisse du genre d'éducation que recevaient les enfants à l'école publique : de génération en génération on reproduit le même type d'éducation d'une bien mauvaise qualité. Aussi le Centre Communautaire a essayé de répondre avec un programme de soutien scolaire avec la participation des étudiants de l'Université des Pères Jésuites. Tous les soirs plus de 60 enfants occupent les lieux qui leur sont réservés : divisés par groupe suivant leurs niveaux on les aide pour leurs travaux scolaires… mais ils peuvent aussi apprendre l'anglais, s'initier à l'ordinateur et tout cela grâce aux facilités que nous recevons du service social de l'Université.

L'année passée, nous avons reçu, au niveau national, la reconnaissance du meilleur travail communautaire du pays ; cette reconnaissance a été un très bon stimulant.

Depuis quelques années, la petite communauté rurale de Chapulco a subi un changement et une transformation à cause de la toute puissance du pouvoir politique et des entreprises privées qui ont pu acheter les terrains communaux. La construction d'un énorme lotissement urbain "Los Héroes" avec de nouvelles voies de communication, des boutiques et de grands centres commerciaux a provoqué comme l'éruption d'un volcan. Chapulco s'est vu soumis à un changement complet d'identité et s'est retrouvé marginalisé. Quelques services publics ont été aménagés, mais on a énormément réduit l'espace humain.

Ces dernières années, on a cherché à sauver toutes les traditions de notre village pour garder l'identité de son ancien visage.

Le travail dans la communauté a été très riche : nous avons cru au changement, à la justice sociale, à l'égalité… et nous avons lutté tous les jours, même s'il fallait affronter les entrepreneurs ou n'importe quelle autorité.

Mon rêve est qu'un jour les enfants de San José Chapulco deviennent des professionnels qui aident à ce que la communauté avance, et que les enfants eux-mêmes ne songent plus à passer la frontière vers le Nord à la recherche d'une vie meilleure.

Après ce petit compte-rendu de ce qu'a été ma présence à Chapulco comment ne pas pleurer, comment ne pas souffrir de cette séparation ? Bien sûr que je souffre de laisser cette grande famille qui m'a adopté… C'est bien difficile de laisser le projet que j'ai moi-même lancé, de laisser ma seconde "terre"… mais je crois que l'invitation entendue par Abraham se renouvelle : "Laisse ta terre et va où je te montrerai".

Dans l'Évangile, dès le premier appel on voit les douze qui "laissent tout" (barques, filets, travail, famille, maison) et qui acceptent d'entrer dans le plan de Jésus. Mais c'est seulement à la fin qu'ils vont comprendre que tout cela n'est pas suffisant et que ce n'est même pas le plus important et que cela n'est que le premier pas vers un renoncement plus radical : "se laisser soi-même", son égoïsme et ses visées humaines pour se laisser conduire par Jésus. "Avant tu allais où tu voulais (même si tu pensais avoir déjà tout laissé)… maintenant c'est un autre qui te conduira là où tu ne veux pas aller."

Combien de petits gestes auxquels je donne beaucoup de valeur, combien de choses quotidiennes sont devenues sacrées dans cette relation amicale… Laisser tout cela me fait souffrir… Mais comme me l'a écrit un ami prêtre à qui je partageais notre nouveau projet de région: "J'admire votre courage de repartir sur un chemin vers l'inconnu, écoutant la voix de Celui qui invite à vivre la fraternité et le témoignage dans la pauvreté. Quelle patience vous avez dû avoir pour vous attendre les uns les autres pour parcourir ensemble ce chemin, à la suite du Christ, dans la fidélité. Quel dommage si vous aviez dû faire ce chemin tout seul ! Mettons-nous en chemin !"

Oui, nous sommes "en chemin" ! Dieu, à travers de nombreux signes providentiels nous a conduit jusqu'à Ciudad Hidalgo, dans cette nouvelle fraternité où nous attendons pour la fin du mois de novembre notre frère Vishwas de la fraternité de Manhattan et ensuite Paco de la fraternité de Puebla. Nous avons planté sur notre terrain un petit arbre pour chaque frère… et en le plantant nous avons fait une prière et nous avons exprimé un désir pour chacun.

Luciana, une amie architecte a fait le plan à partir du désir des frères. Une petite entreprise est en train de construire notre maison, tandis que nous nous consacrons à une multitude d'autres occupations. Nous avons déjà un petit poulailler : malheureusement les poules se moquent de nous : elles refusent de pondre… probablement elles aussi doivent s'acclimater à cette nouvelle insertion !

Les paysans voisins nous ont accueillis avec beaucoup d'affection. Beaucoup viennent nous visiter en nous apportant des produits de leurs champs. La générosité de nos voisins (familles très pauvres) nous surprend : les pauvres savent donner sans compter.

Il y a des jours où nous avons beaucoup de visites et toutes ont la même capacité de nous enthousiasmer ! Vraiment, nous sommes très contents et nous sommes conscients que Dieu a voulu pour nous ce projet et nous porte sur les ailes du vent pour nous faciliter le chemin et pour ne pas hésiter à continuer en avant.

* * *

de Vishwas :

Je suis arrivé ici, fin novembre. Les travaux de la maison progressaient à toute allure. Pendant six mois, les maçons, les ferronniers, les menuisiers, les plombiers, les électriciens se sont succédés chacun leur tour. C'était un groupe bien sympa, et nous avons établi de bons rapports avec chacun. Au fur et à mesure que le travail de maçonnerie était fini (chambre après chambre), nous avons pris totalement en charge le travail de finition : nettoyage du plancher en brique, peinture des murs et du plafond, mais nous logions encore dans notre maison temporaire, en haut de la colline. Quand les maçons sont partis, mi-février, nous avons tous déménagés dans notre nouvelle maison.

Une fois installés "chez nous", nous avons pu consacrer encore plus d'heures pour les divers travaux. Giuliano, étant doué pour l'architecture, avait la charge générale des œuvres : donc c'est lui qui s'entendait directement avec l'ingénieur et les différents ouvriers. Mario, étant peintre professionnel, a fait presque toute la peinture. Notre frère Paco est venu de Chapulco pour donner un coup de main (c'était lors de la visite de Joji, fin décembre). Il est resté une bonne semaine. Giorgio, avec ses dons dans la menuiserie, a construit des grandes étagères pour la pièce commune (pour les livres et le linge), et aussi tout ce qu'il fallait pour les 3 chambres d'hôtes. Jay a été et continue à être excellent dans le domaine du nettoyage et de l'accueil des visites. Quant à moi, j'ai donné un coup de main surtout dans la peinture. Au début on m'a confié la première couche, que Giorgio appelait "la couche invisible". Aussi j'ai poncé-gratté le plancher en brique, tout à la main et j'ai appliqué le vernis.

Il y avait tellement de travail qu'on n'avait pas le temps de s'ennuyer… mais il n'y avait pas de pression. C'était un travail fait avec amour, puisque c'était notre propre maison, et chacun a fait un peu tout ce qu'il pouvait faire. Et pourtant le travail était exigeant et dur, par exemple la peinture des plafonds. Parfois je regardais Giuliano et Mario, après le travail, et je les voyais marcher comme des "Michelangelo", en contemplant le ciel... De même on ne pouvait poncer le plancher en brique qu'en se mettant à genoux. Nous avons donc improvisé des coussins faits avec le matériel qu'on trouvait... Je ne me souviens pas m'être tant agenouillé de toute ma vie !

Chaque frère a aménagé sa chambre à son goût, certains très vite, d'autres tout doucement, comme moi-même. Quand je suis arrivé ici, fin novembre, les murs de la maison n'avaient atteint qu'un mètre de hauteur et je n'arrivais pas à imaginer comment notre maison paraîtrait à la fin. Ayant toujours vécu dans des appartements loués, certains d'entre nous, avaient peur de se retrouver dans une grosse baraque. Mais maintenant que la construction est terminée, et que nous y vivons, nous nous rendons mieux compte de sa vraie taille et nous sommes contents de notre maison. Notre maison de briques reste discrète, et notre chapelle, avec son dôme peint en blanc, se voit de loin : elle est belle, et pourtant austère, simple et priante.

Mario a laissé la peinture, confiée à des mains moins compétentes, les miennes ! Mario a beaucoup de dons, mais sa passion c'est le travail de la ferme. Il a bâti un nouveau poulailler. Il élève aussi des lapins et six tourterelles. Celles-ci semblent décidées de lui jouer des tours, avant qu'il ne les utilise pour ses spectacles de jeux de prestidigitation... Les tourterelles lui échappent et sortent de temps en temps de leur cage... Le travail de la ferme est presque à temps plein. Mario est donc content que Jay lui donne un coup de main… et Jay s'en tire pas mal. De fait, il remplace Mario lorsque celui-ci est absent pour régler nos papiers personnels ou bien ceux de la maison...

Tout autour de nous il y a beaucoup d'arbres, mais notre petit lopin de terre (deux acres et demi, ce qui fait un hectare), est tout nu et il a besoin d'être reboisé. Mario qui a une grande expérience travaille avec Giuliano pour exécuter un plan de reboisement tout autour de notre maison. A vrai dire, tous les cinq nous aimons les arbres, les plantes et les fleurs. Donc, ce que l'apôtre Paul a écrit dans sa lettre aux Corinthiens, est vrai aussi pour nous : "Mario et Giuliano ont semé et planté. Giorgio, Jay et Vishwas ont arrosé. Dieu a donné la croissance : les fleurs et les fruits"

Les occupations quotidiennes que je viens de décrire sont en train de définir le rythme ordinaire d'une journée… mais seulement en partie. Le but principal de cette fondation c'est vie communautaire et accueil. Tous les frères qui vivaient à New York désiraient une maison un peu plus grande où nous pourrions accueillir des hôtes qui voudraient partager un peu notre vie de prière. L'accueil fait partie de la culture du lieu.

Les réunions de famille ont ici une grande tradition. Ils appellent cela "Convivencia". Au cours de l'année, les frères et les sœurs déjà mariés inventent des occasions pour se réunir avec les parents et les enfants pour un repas ensemble chez l'un ou l'autre ou bien pour un pique-nique en pleine nature, sans aucun autre but que d'être ensemble. Il se passe rarement une semaine sans que nous ne soyons invités dans une famille. De même, il se passe rarement un jour sans qu'on ne reçoive une visite de voisins ou d'amis chez nous. Parfois nos voisins viennent participer à l'Eucharistie que nous célébrons les mardis et vendredis soir. Après, on les invite à se joindre à la soupe… mais ils viennent toujours avec des "tortillas" ou bien avec un autre petit plat.

Assez vite, les gens de la région nous ont adoptés en frères, quoique au début ils aient eu des doutes. Quand ils nous entendaient dire que nous étions des "petits frères de l'Evangile" ils pensaient que nous étions une secte protestante. Nous avons la chance d'avoir un curé, Padre Carmelo, qui est un homme accueillant et chaleureux. C'est lui qui nous a présentés aux gens, dès le début, lors des diverses réunions paroissiales, de l'Eucharistie dominicale, et aussi de ses causeries à la Radio locale. Nous avons aussi la chance d'avoir, comme évêque de notre Archidiocèse de Morelia, un homme bon et un grand pasteur.

Notre journée commune commence à 6h30 avec la prière d'une heure en silence et elle se termine avec la prière des complies à 21h00. Vers 21h45 presque tout le monde est au lit.

Si je vous dis que notre vie de communauté est "facile", je vous dis tout simplement un mensonge.... Nous ne nous sommes pas choisis ! Quand nous avions un problème dans ma famille, ma mère disait à propos de ses six enfants : "Les cinq doigts de la main ne se croisent pas de la même façon" ! La complémentarité est un don. Elle est aussi un pari.

Plusieurs parmi nous, avons exprimé notre désir de vivre le projet de "Ciudad Hidalgo" comme un "deuxième noviciat". Depuis lors, je me suis rendu compte plusieurs fois combien cela était vrai pour moi. C'est exigeant !

Depuis que je suis ici à Ciudad Hidalgo, notre curé m'a demandé, comme frère prêtre, de célébrer l'Eucharistie dans deux "comunidades" situées sur la même cordillère de montagnes que nous. Les frères y participaient déjà depuis qu'ils sont ici. C'est très sympathique. Chaque "comunidad" a son représentant auprès de la municipalité, son école primaire, un petit centre de santé, une chapelle avec leur responsable de la "comunidad", un ou deux ministres eucharistiques.

Pendant le carême, notre curé m'a demandé de l'aider pour les confessions dans deux autres "comunidades". J'ai beaucoup aimé : pour arriver jusqu'à l'une d'elles, il fallait marcher par un chemin de montagne : une heure de marche en pleine brousse : une solitude totale! C'est un service qui m'a stimulé pour continuer à cheminer humblement sur mon propre chemin de conversion. A travers ce ministère du sacrement de la réconciliation, je redécouvre que les difficultés que nous devons affronter dans les relations interpersonnelles au sein d'une communauté religieuse sont exactement les mêmes que connaissent les époux entre eux, les parents avec les enfants, les frères et sœurs, les voisins et les amis.

Je me suis rappelé combien Charles de Foucauld a eu raison de vouloir fonder un ordre religieux en vue d'imiter la vie de la Sainte Famille de Nazareth. Et je me suis réjoui en pensant que notre mission, comme Petits Frères, est d'appuyer cette tension dynamique des relations interpersonnelles au sein de la vie des familles, là où nous vivons, "pas tellement avec des mots mais à travers l'exemple de notre vie", comme le frère Charles l'a écrit dans sa Règle. Nous accomplirons notre mission de Petit Frère si nous vivons entre nous dans l'amour fraternel, l'estime, le respect et l'obéissance mutuelles.

Voyage de Joji 2 au Mexique

La nouvelle fraternité de Ciudad Hidalgo au Mexique a commencé avec les frères venus de New York (USA), qui fermaient ainsi une fraternité vieille de plus de trente ans, et Mario venu de Chapulco (Mexique).

Paco, qui est encore à Chapulco pour quelques mois, m'attendait à l'aéroport de Mexico. Ensemble, au milieu de la nuit nous avons pris un autobus qui nous a conduit au petit matin à Ciudad Hidalgo. Venant du Nicaragua où les températures étaient très chaudes, je me suis trouvé en altitude dans le froid : la fraternité se trouve au-dessus de la ville à 2.500m de hauteur. Cette époque de l'année, l'hiver, me rappelle le climat de Cochabamba (Bolivie) avec son grand froid la nuit, mais avec son soleil brûlant le jour.

La fraternité, située en dehors de la ville, n'est pas isolée. Toute la campagne est peuplée, mais c'est un habitat disséminé, car les gens ont leurs champs autour de leur maison.

La construction de la fraternité avance vite et les frères espèrent bien entrer dans leur nouvelle maison dans quelques semaines. Ce qui frappe en arrivant est la grandeur de la construction : maison d'habitation, chapelle… Les frères ont fait cette option d'une maison assez vaste pour permettre la vie fraternelle et communautaire d'une fraternité très étoffée où chaque frère pourrait trouver son espace personnel à l'intérieur de l'espace communautaire. Ils pensent aussi ouvrir leur fraternité à des gens qui voudraient partager leur vie et leur spiritualité, sans savoir encore quelle forme prendra cet "accueil". La grande chapelle s'inscrit dans ce désir d'accueil des gens (voisins, etc.) dans leur prière.

Le terrain de la fraternité est en pente, la maison domine ce qui sera plus tard le jardin et les champs, et s'ouvre sur un bel horizon de montagnes et de vallées. Dans le chœur de la chapelle, une verrière laisse entrevoir ce même paysage.

Récemment les frères ont été marqués par des ennuis de santé. Jay a du subir une opération à cœur ouvert : il a bien récupéré mais il a encore des contrôles à passer. Giorgio a fait coup sur coup une salmonellose et une hépatite qui l'ont très fortement secoué : il est encore très faible, mais remonte la pente doucement.

Avant de repartir du Mexique j'ai passé une journée à Guadalajara saluer Chema. Ciudad Hidalgo se trouve à cinq heures d'autobus de cette ville. Les liens entre Chema et les frères de Ciudad Hidalgo sont forts : c'est à Guadalajara que Jay s'est fait opérer, dans le même hôpital où Chema est aumônier.

1 Près de la ville de Puebla au Mexique

2 Il était Prieur à l'époque.