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 Fraternité de L'Île Saint Denis (Île de France)
(Jean Claude, Daniel B., Tullio)
 
        de Daniel :                                                                          Loudes
 
      En guise de diaire, je ne trouve pas mieux que vous raconter ces quelques moments de vie, de vraie vie, partagés avec les personnes SDF que je rencontre et accueille chaque jour dans mon travail. Loin du misérabilisme ! En effet, au cœur même de leur souffrance et de leur fragilité, des hommes, des femmes gardent la force de vivre, d’espérer, de se relever. Chacun avec son histoire et son visage.
      Une journée ordinaire : Ce matin, Aimé arrive de la gare du Nord sans chaussures. J’entends le clic-clac de sa prothèse mal ajustée lorsqu’il monte les marches. Dehors, il pleut. Aimé nous montre ses chaussettes trouées et nous explique qu’on lui a volé ses chaussures durant son sommeil.
       Jean-Claude reprend vie parce que son fils Romuald a commencé un stage de formation. Il est heureux, il boit moins (de 6 bouteilles par jour, il est passé à 2 seulement…), l’appétit lui revient. Cet après-midi, Romuald est venu le voir à la gare. Ils se sont acheté chacun une glace esquimau… qu’ils ont dégusté en marchant sous la pluie et en riant comme des enfants.
       Paco, toujours fidèle à son poste près du square. Aujourd’hui un peu seul. Une fillette passe avec sa maman, s’arrête et embrasse Paco par deux fois. Celui-ci nous explique: « C’est une petite handicapée. Elle est très gentille et s’arrête ainsi tous les jours. »
       Un jour extra-ordinaire : Des moments de joie, il y en a. Ce matin, c’est la visite de Florence. Petite bretonne, toute menue et timide, elle nous arrivait ici il y a quelques mois, encore sous le choc de son atterrissage à Paris. Peu à peu, la confiance s’est créée. Elle a maintenant un travail à mi-temps. Aujourd’hui, elle vient simplement nous saluer et nous apporter un cadeau : un carton  de lessive ! Son geste me touche et surtout je suis heureux pour elle.
       L’après-midi, c’est Karim qui déboule, le visage rayonnant. A grands renforts de descriptions, il nous raconte son examen de cariste : il a obtenu la licence et est sorti premier. Tout de suite, on lui a proposé du travail. Puis il demande le téléphone pour annoncer la nouvelle à sa mère à Lille… Il y a quelques mois, Karim était à la rue, je le connaissais tendu, agressif et explosif. Aujourd’hui, ce n’est plus le même homme…
       Jamais vaincue : C’est une petite dame aux yeux vifs, visage épanoui et sourire aux lèvres. Bien habillée. Et pourtant elle trime et galère. A la recherche d’un toit, elle a parcouru aujourd’hui plusieurs arrondissements. En vain. « Heureusement que j’ai de bonnes jambes, une bonne santé. Quel âge me donnez-vous ?… 68 ans  ! Je n’ai rien trouvé, il va falloir encore coucher dehors cette nuit… Enfin, quand j’aurai ma pension… » Ni amertume, ni lamentations, simple constat. Cela me désarme toujours : quelqu’un vit un drame,  une situation inhumaine, mais il vit cela avec une sorte de paix qui n’est pas de la résignation.
       Un mois plus tard. Rencontre avec la même petite dame. Elle s’appelle Lucienne… Elle me raconte qu’elle n’a plus envie de retourner à la rue comme elle a dû le faire durant un an et demi. Mais tout l’argent de sa retraite passe dans la location d’une chambre d’hôtel… Les yeux vifs, elle nous dit qu’elle marche beaucoup, que c’est bon pour la santé, qu’elle garde le moral et que ça ne sert à rien de voir les choses en noir, qu’elle était une championne de la course à pied lorsqu’elle avait 15 ans. Un petit bout de femme pleine d’énergie, d’un courage qui s’ignore.
       En remontant le temps… : Pierre, ancien carreleur de métier, parle de son travail avec amour. Avec ses doigts crochus, son dos courbaturé et douloureux, il est marqué dans tout son corps. Quand il parle, on sent en lui toute une sagesse. Et pourtant, il le reconnaît lui-même, il n’est pas un ange ! Il se sait parfois violent : « Que voulez-vous ? Ma mère était allemande. Alors, vous savez, les enfants à l’école: ‘Fils de Boche !’ Ou bien quand on disait à mon frère handicapé : ‘Canard boiteux !’ Alors les coups, ça pleuvait. C’est là que ça a commencé la violence.
       Mondialisation? : Il est Yougoslave. En anglais, il raconte son histoire dont je saisis quelques bribes. Soldat dans l’armée de Milosevic, il a vu disparaître sa femme et ses enfants dans un bombardement. A présent, il est devenu un errant… Au bord des larmes, je l’entends gémir: «Pourquoi est-ce que je ne suis pas mort avec ma famille ? Ç’aurait été beaucoup mieux !»
       Berge est iranien, d’origine arménienne à en juger  par son nom. Arrêté, torturé, laissé pour mort dans son pays… il se retrouve seul en France portant toujours en lui ce traumatisme. Nous avons dû l’accompagner nous-mêmes à la Poste où il n’osait se rendre seul, simplement pour demander son relevé de compte. Découvrant avec surprise qu’il possède une petite somme rondelette, il veut tout de suite nous offrir quelques fleurs. Puis il rêve : « Lorsque j’aurai ma maison, je vous inviterai… Nous mangerons des fruits de mer ! Ah! quand je vois les gens au restaurant manger ces plats, et que moi, je ne peux pas y goûter!…»
        Yamina, jeune femme algérienne avec son bébé. Au cours d’alphabétisation, son visage devient rayonnant. Puis, elle raconte sa difficile situation à Paris, la fuite de l’Algérie à cause du terrorisme, ses deux premiers enfants restés là-bas… Les drames de notre monde nous arrivent de plein fouet.     
       Femmes fortes : Après un temps de prière (proposé à ceux qui le désirent), c’est le temps convivial autour de la table comme d’habitude. Je me mets dans le coin des femmes : Christiane, Isabelle (portugaise) et Victoria. Au fur et à mesure que le repas avance, mises en confiance, elles se racontent peu à peu leur histoire et leur galère. Christiane et ses longs mois seule à la gare du Nord ou de l’Est… la rencontre de Hervé qui l’a complètement changée. Durant la prière, ne sachant pas écrire, elle a dessinée une maison avec un soleil, des fleurs et un petit nuage. Isabelle qui a peiné avec ses 4 enfants, femme de ménage, de patron en patron… et qui, un jour, n’en pouvant plus, avait décidé de se faire disparaître avec ses enfants. Une femme dans la rue, la voyant pleurer la sauvera. « Je lui dois la vie. Un miracle ! dit-elle… comme j’en ai eu plusieurs ». Victoria, elle, a dû travailler tôt, donner son argent à la famille pour élever les petits. Elle parle discrètement de ses enfants. Puis, récemment, accident de la route, traumatisme… elle est devenue fragile et ne supporte pas le bruit et la foule… Femmes seules, qui ont porté bien des souffrances, qui ont lutté… et se tiennent debout dans leur précarité même. A la fin du repas, Isabelle et Christiane chantent de toute leur voix : « Non, rien de rien… non, je ne regrette rien ! » Quand on sait leur chemin, on se dit que c’est le chant de leur cœur et le chant de la victoire de la vie, malgré tout.
       Des richesses enfouies : Gilles et Marie-Claude forment un couple qui a l’air de tenir au gré des ruptures et des retrouvailles. Ils reviennent cet après-midi en attente d’une réponse  pour un hébergement (durée: 3 jours). Gilles se sent arrivé au point extrême, prêt à craquer. Il commence à m’expliquer : « Voyez-vous, Monsieur Daniel, j’ai 52 ans et ma femme… (se tournant vers elle) : est-ce que tu acceptes que je t’appelle ‘ma femme’? » - « Non, non, je ne suis pas ta femme ! » rétorque Marie-Claude, jalouse de son indépendance. - « La dame, donc, reprend Gilles avec humour, la dame qui est là à côté de moi a 57 ans. Vous ne croyez pas qu’il est temps de s’arrêter quelque part ?…»
        Le nom de Marie-Claude me dit qu’elle est bretonne et nous parlons du pays, de Nantes qu’elle a connu à l’âge de 15 ans, de Barbara qui a chanté cette ville. Puis, je ne sais comment, elle  me cite du Paul Verlaine, parlant de l’époque où elle travaillait dans un bureau d’avocat. Et tout à coup, elle et moi, nous déclamons ensemble les fameux vers du poète : « Les sanglots longs/ des violons/ de l’automne/ blessent mon cœur/ d’une langueur/ monotone ». Instant d’émotion. Gilles qui écoute est au bord des larmes. Au terme  de leur attente, Joanna (ma collègue) vient leur annoncer qu’ils ont une chambre pour 3 jours. Je sens Marie-Claude qui se retient pour ne pas sauter au cou de Joanna…   
       Ceux qui ne font pas le poids : Yannick, environ 45 ans, en paraît beaucoup plus avec ses cheveux et sa barbe grisonnants. Avec sa casquette et sa vareuse, il me fait penser à un marin breton échoué dans les rues de Paris. Depuis quelques semaines, il fait des apparitions chez nous, accompagné de Karine. Yannick est discret, effacé, timide même. L’autre jour, il m’a demandé si j’avais une paire de chaussures à lui donner : « Les miennes étaient fichues et j’ai emprunté les souliers de ma femme, mais ils sont bien trop petits ! ». Aujourd’hui, nous rencontrons Yannick à l’entrée du métro, seul : « Ça ne va pas ! » Et il cherche un coin isolé pour nous confier: « Karine est partie. On s’est engueulé. Mais depuis, je ne vis plus. Je suis inquiet pour sa santé. Et si elle fait une crise, si un malheur lui arrive ? » Et Yannick commence à pleurer. Les larmes d’un homme seul, en plein désarroi. Et devant nous, il se reproche : « C’est de ma faute ! Pourquoi est-ce que je lui ai parlé si fort ? » Sa solitude, sa détresse et ses larmes m’émeuvent et me laissent désarmé. Yannick possède toute une richesse de sensibilité, une sensibilité peut-être excessive… Et dans notre  monde de compétition, de battants, il est de ceux qui ne peuvent pas tenir. Au mieux, les personnes à la psychologie trop ‘fragile’ sont marginalisés ; au pire (et le pire n’est malheureusement pas rare) elles sont socialement éliminées.
       Voilà quelques tranches de vie et d’humanité partagées avec les démunis et les exclus de notre société. Déjà dix ans que je vis cette aventure. Sans doute, j’ai donné ; mais aussi beaucoup reçu de la part des ‘damnés de la terre’. Je vis cette activité comme une grâce. A ravers ce travail à temps plein dans une association, où l’écoute patiente et bienveillante me paraît essentielle, il m’est donné de découvrir et contempler le visage souffrant et parfois transfiguré du Fils de l’Homme.