Visites du Prieur
Diaire de Visite de Giuliano en Inde, au Kenya et en Tanzanie
Dans l’avion de retour depuis Addis Abeba jusqu’à
Paris, j’ai eu la chance d’être assis à coté d’une charmante jeune
femme africaine. Assez vite nous avons engagé la conversation. Elle m’a
dit être sénégalaise, vivant à Paris, et travaillant pour l’O.N.U. Elle
revenait d’une mission au Burundi auprès de gens déplacés par la
guerre, et en particulier auprès des mères de famille dont le mari a
été tué. Nous avons beaucoup parlé de l’Afrique, et en partageant nos
expériences, nous nous sommes trouvés d’accord sur beaucoup de points.
Nous avons été impressionnés tous les deux par la détermination, le
courage, l’humour, la solidarité et la résistance avec laquelle les
africains ordinaires affrontent leurs nombreuses adversités (et les
adversités sont énormes : pauvreté, violences, guerres, déplacements,
régimes politiques corrompus et complices de l’exploitation de
puissances étrangères). Mais c’est cette forte impression, accompagnée
par quelques signes d’espoir, que je ramène avec gratitude d’Afrique
comme un cadeau : je souhaite que ce courage et cette détermination
puissent petit à petit vaincre les obstacles et générer quelque chose
de nouveau. "De l’Afrique arrive toujours quelque chose de nouveau !",
disait déjà Pline l’ancien.
En vérité, j’avais commencé ce voyage par l'Inde
pour une nouvelle visite à Yesudas avant son retour en Afrique de l'Est.
L’Inde et l’Afrique de l’Est se font plus au moins
face. Ces sont deux mondes différents mais proches par certains côtés.
Une chose qu’on retrouve dans ces deux régions, et de manière
frappante, c'est la religiosité. Qu’on voyage en Inde au Kenya ou en
Tanzanie toute la religion imprègne la vie quotidienne des gens et
leurs réactions les plus simples : c’est impressionnant, surtout quand
on vient d’un monde assez sécularisé ! On se demande si la
modernisation, déjà en acte dans certaines grandes villes comme
Bangalore et Nairobi, entraînera la même sécularisation qu’en occident.
Beaucoup de gens avec qui j’en ai parlé m’ont dit qu’ils n’en étaient
pas sûrs.
***
C’est souvent par Nairobi qu’on commence les visites aux frères de
l’Afrique de l’Est. Les vols sont moins chers, et Arusha est proche, on
peut y aller en petit bus en quelques heures. Dans la fraternité de
Kangemi, bidonville de Nairobi où vivent les frères depuis 10 ans, j’ai
retrouvé Alain avec Linus et Lukas. Alain et Lukas continuent leur
engagement dans le programme UZIMA qui offre assistance aux malades du
Sida et à leurs familles. Comme Alain a la responsabilité de la région
et que Lukas a passé les 70 ans, leur engagement est à temps partiel.
Mais comme ils visitent souvent les malades chez eux ou à l’hôpital, le
"temps partiel" devient parfois des heures supplémentaires. A cela
s’ajoutent les visites dans le quartier et les services à la paroisse.
Linus est bien pris par sa formation de travailleur social, il
terminera en 2012 les deux ans pour obtenir un diplôme. Ça suffit de se
promener dans le quartier ou de visiter des amis avec l’un des trois
frères pour se rendre compte combien ils ont approfondi leur insertion,
et pour s’émerveiller de la qualité de l’accueil des pauvres.
Nous avons pris deux jours pour aller visiter la
famille de Linus, 250 km au nord de Nairobi, dans la région de Embu
près du Mont Kenya. La culture du thé estl’activité principale des
petites fermes où
Linus a grandi. Le paysage est très beau mais on se rend vite compte
que le travail est dur et exigeant car tous les matins il faut aller
cueillir les jeunes feuilles qui ont poussé pendant la nuit. Linus n’a
pas
perdu l’agilité de ses mains qui sont encore capables de cueillir
rapidement les tiges en prenant seulement trois petites feuilles. Comme
c’est déjà la tradition, chaque fois qu’il y a des frères en visite
dans la famille, on va visiter le grand père qui doit avoir plus de 100 ans. Il nous a béni et nous avons béni sa maison.
***
Avec Linus nous avons ensuite voyagé jusqu'à Arusha où les frères nous
attendaient à la fraternité d'Olorien (le nom du quartier où ils ont
construit leur maison, il y a une trentaine d’années). Un nombre
impressionnant de frères ont vécu dans cette fraternité et les voisins
se rappellent de chacun d’eux et demandent de leurs nouvelles. Bruno
étudie la philosophie (l'année prochaine, il poursuivra ses études à
Nairobi pour 2 ans de théologie) : cela lui prend beaucoup de temps et
d’énergie. Mais il est arrivé à aimer la philosophie ! Alex est pour le
moment pris par des travaux de réparation et de renouvellement de la
maison, mais aussi par des services à la paroisse. Wilfried travaille
en ce moment dans un chantier de construction.
En trente années de présence, se sont créés des
relations assez extraordinaires avec les voisins. Quel contraste entre
la porte ouverte des pauvres gens et le fil barbelé électrifié des
maisons des riches. Dans le même quartier il y a aussi la fraternité
noviciat des Petites Soeurs de Jésus. J’avais déjà séjourné à Olorien,
il y a plus au moins 25 ans, et j’ai pu remarquer combien le quartier
s’est développé : beaucoup de maisons ont remplacé les plantations. Les
enfants, qui à cette époque cherchaient toujours à entrer dans le
jardin ou dans la maison, sont maintenant devenus des adultes avec
femme et enfants.
Toujours avec Linus, mon guide et mon escorte, nous
avons voyagé jusqu'à la fraternité de Mlangareni à une vingtaine de
kilomètres de Arusha. Gustavo et Joji nous y attendaient. J’avais
visité Mlangareni quand j’étais venu de New York pour participer à une
réunion des régionaux en 2007. Alors la maison était en construction.
Maintenant elle est terminée, et elle peut accueillir des jeunes en
formation et parfois des retraitants. Gustavo et Joji sont bien occupés
par les travaux agricoles (poules pondeuses, jardin et champs, ce qui
leur donne de quoi couvrir une bonne partie des dépenses courantes), et
par les visites et les engagements dans la paroisse. Et même si Joji,
étant prêtre, assure des célébrations, Gustavo et lui portent ensemble
cet engagement plus pastoral. Mlangareni profite encore du bon climat
et des bonnes terres volcaniques d’Arusha (proche du Mont Meru), mais
c'est juste la limite sud avec les terres plus arides du centre du pays
où parfois on souffre de la sécheresse. C’est une région très peuplée
où cohabitent des gens d'origines diverses.
Le jour suivant nous étions tous
ensemble avec les frères de Nairobi et d'Olorien pour une réunion de
deux jours. Cette fois, la réunion était bien nécessaire pour permettre
de s’exprimer sur les derniers départs de frères et sur ce que cela
avait pu provoquer en chacun. Et ce fut bon.
Il y a eu aussi une prise de conscience qu’il
était souhaitable d’approfondir le dialogue, la communication et la
confiance entre les frères des fraternités de Olorien et de Mlangareni,
comme aussi, au niveau de la région, avec la fraternité de Nairobi. On
a aussi beaucoup échangé sur l’accueil et la formation des jeunes qui
cheminent déjà avec nous, ou qui bientôt viendront pour des stages.
Sur ce sujet j’ai
eu, tout au long de mon séjour, des dialogues intéressants avec les
frères. Il faut dire qu'en Afrique de l’Est ce sujet est de grande
actualité car il y a pas mal de jeunes qui contactent les frères en vue
d’un discernement vocationnel et d'un accompagnement, mais aussi parce
que l’accompagnement à donner doit être adapté aux personnes qui se
présentent en tenant compte de leurs motivations et de leur préparation
de base. Personnellement, j’ai été très intéressé par ce que me disait
Linus quand je lui ai demandé ce qu’il cherchait quand il est venu à la
Fraternité. Il m’a dit qu’il cherchait une vie religieuse, mais une vie
religieuse proche des gens. Bien sûr il avait des images de cela : il
pensait rencontrer des frères propriétaires d'une grande maison, avec
voitures, etc. Grande a été sa surprise en arrivant à Kangemi et en
découvrant que les frères vivaient dans un bidonville, dans une petite
maison en location et qu’ils n’avaient pas de voitures. Tout un
cheminement a été nécessaire pour Linus comme pour les autres, pour
arriver à découvrir la manière de faire de la Fraternité et les
exigences concrètes de ce "vivre proches des gens". Il est bon de
laisser du temps
avant de pouvoir choisir la formation et l'apprentissage professionnel
souhaitables pour se sentir à l'aise dans ce "vivre avec". Comment
"être utiles aux gens", tout en tenant compte de ce désir de leur
rester proches ? Je crois qu’à ce niveau les frères ont fait un bon
chemin. Une question a surgi en moi : la formation des candidats, dans
les autres congrégations, est clairement définie et orientée par une
oeuvre ou une mission (professionnelle ou pastorale) qu’ils auront dans
le futur, et ils ont la capacité d’en prendre les moyens nécessaires.
Chez nous, à cause du besoin d’une formation professionnelle et
théologique, de la diversité des nivaux scolaires des candidats, du
nombre réduit des formateurs et parce que l’accent est mis davantage
sur le style de vie, le candidat peut parfois être un peu dérouté par
ce qui peut lui apparaître comme un flou dans sa formation. Mais
comment faire autrement ?
***
Quelques
jours après, Julius est rentré du Kenya où il avait visité sa famille
entre la fin de son postulat et le début du noviciat. J’ai été content
de le connaître et de pouvoir dialoguer avec lui. Le 5 janvier au soir,
nous avons célébré, dans la belle chapelle de la fraternité, son entrée
au noviciat, avec prise d’habit. Alain et Bruno aussi étaient présents.
Avant de commencer la formation chez nous, Julius était instituteur à
Kibera, le plus grand bidonville de Nairobi. Avec Alain, pendant mon
séjour à Nairobi, j’avais visité sa soeur qui lui ressemble bien et qui
habite maintenant à Kibera.
Avec Alain nous avons pris le chemin de Nairobi, mais en
s’arrêtant cette fois chez les Missionnaires du Québec, juste à la
frontière, et dans la fraternité des Petites Soeurs de Jésus, chez les
Massaï à Kajado. Quand on va à Nairobi par la route, on se rend bien
compte des grands travaux routiers que les chinois sont en train de
réaliser. Leur présence en Afrique est toujours plus forte. Est-ce pour
le bien des africains
ordinaires ?… Histoire à suivre !
Enfin, accompagné cette fois par Lukas,
qui sait rendre les choses agréables (petit repas dans un fast food du
monde ".com", comme on appelle ici le monde des jeunes, surtout des
grandes villes), j’ai rejoint l’aéroport pour prendre l’avion qui
devait m’amener à Addis Abeba, en Ethiopie, et puis à Bruxelles. Dans
les 4 heures d’attente à l’aéroport de Addis Abeba j'ai pu admirer avec
plaisir l’artisanat chrétien de cette église si ancienne : des saints
personnages avec de grands yeux (comme étonnés) et de grandes mains en
attitude de prière. L’Eglise en Afrique n’est pas seulement l’Eglise
des missions fortes et efficaces, mais aussi celle que révèlent "ces
yeux" et "ces mains", l'Eglise des pauvres qui font confiance à Dieu.
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