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Fraternité de Mlangareni
Gutavo, Georges

        Diaire de Georges (Joji)
 
 Jardin Tz
    Je suis revenu en Tanzanie fin 2009, dans ce pays où j'ai déjà vécu de nombreuses années, et où la Fraternité commence à avoir une longue histoire. Le kiswahili, la langue de communication m'est bien connue, ce qui facilite la réinsertion… Mais d'un autre côté je me retrouve dans une réalité complètement différente de celle où j'avais vécu avant 2001 (avant mon service à la Fraternité Centrale à Bruxelles). Entre le Centre de la Tanzanie (Dodoma où était la fraternité de Chalinze) et le Nord (la campagne d'Arusha où se trouve Mlangareni), il n'y a pas seulement la distance géographique : tout est différent (environnement, population). La proximité de la fraternité d'Arusha (18 km) et la distance relativement courte (250 km) de la fraternité de Nairobi, nous ont poussé à choisir cette région comme endroit de fraternité rurale pour succéder à celle de Chalinze : le but était de permettre une entraide plus facile et plus efficace entre les 3 fraternités. En fait, cette proximité s'est révélée vraiment utile et constructive, car ces dernières années ont vu beaucoup de frères de notre Région la quitter pour des raisons de santé, de service ou d'orientation de vocation.

    La proche campagne d'Arusha est riche au niveau agricole, disposant d'une terre volcanique et d'un micro-climat à l'ombre du Mont Méru (4800 m), volcan éteint qui domine la ville d'Arusha. Les nomades Waarusha, cousins des Massaï, qui la peuplaient ont laissé s'installer, sur ce qui était leur terre, beaucoup d'étrangers, attirés par les possibilité de culture : à Mlangareni, on trouve des gens venus de toute la Tanzanie, beaucoup venant des pentes surpeuplés du Kilimandjaro à 60 km d'ici. Ainsi la population est loin d'être homogène, la mentalité est un peu "chacun pour soi", il y a peu de traditions de vie ensemble, peu de célébrations communautaires. Les chrétiens sont nombreux, surtout des Luthériens; la communauté catholique (plus ou moins 70 personnes à la messe du dimanche) est assez active… Mlangareni est actuellement une succursale d'une nouvelle paroisse créée en novembre 2009, Mushono : elle est gérée par les SMA (Société des Missions Africaines de Lyon), le curé est Nigérian. Le diocèse d'Arusha est très important : il est composé de trois parties : la ville avec une dizaine de paroisses, la campagne autour de la ville (où se trouve Mlangareni), et s'étendant très loin, la campagne Massaï. Arusha compte en plus beaucoup de maisons de formation de Congrégations religieuses.

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        En arrivant ici, un de mes premiers défis a été celui de l'insertion : tout était nouveau pour moi : le village, la ville d'Arusha, l'Eglise diocésaine… Comprendre, connaître et aussi être connu comme individu et comme communauté. La fraternité est présente à Mlangareni depuis déjà quelques années : petit à petit des relations et des amitiés sont nées; elles se développent très lentement, mais la fraternité commence à faire partie de l'environnement du village. Le fait d'être étranger (à la peau blanche), est une barrière; et cela n'est pas facile d'accepter d'être appelé encore par certains (surtout des enfants) "le blanc" : cela marque une distance. Peu à peu, pas mal de gens sont passé au "padre" (père) : la distance est toujours marquée, mais il y a un côté plus sympathique et mieux situé.
Quelques uns sont déjà passés au "ndugu" (brother-frère) ou à "Joji". Il faut du temps pour être reconnu, non comme un étranger ou à la rigueur une autorité, mais comme quelqu'un de proche, vivant dans le village, participant de la vie du village. C'est un rêve, réalisable avec le temps, même si la peau blanche marquera toujours une certaine barrière. Un des aspects qui avait aidé notre insertion - aussi comme étrangers européens - dans le contexte de notre ancienne fraternité rurale de Chalinze, avait été la participation active, comme toutes les familles, à la vie d'ensemble du village : travaux communautaires, champs du village, assemblées villageoises régulières, fêtes traditionnelles, etc. C'était l'époque de l'Ujamaa (1) de Nyerere… Malheureusement, le village de Mlangareni n'a pas cette ambiance communautaire ou cette organisation de vie ensemble : la population d'origine très disparate ne forme pas naturellement une entité soudée par l'ethnie, la langue, les coutumes : à Mlangareni, en dehors des fêtes religieuses, il y a peu d'occasion de se retrouver tous les villageois ensemble pour célébrer quelque chose, faire quelque chose ou décider quelque chose. L'époque de l'Ujamaa est bien révolue !…

        Autour de la fraternité, nous avons quelques champs et un jardin. Le travail dans les champs aide beaucoup à mon "insertion", même si souvent il n'est pas fait ensemble avec des gens du village. Pour moi, c'est une manière de partager la vie des gens, de participer un peu à leur vie. C'est aussi une manière concrète et réaliste de vivre un peu de cette vie de Jésus à Nazareth dont nous parlons souvent.

        A Mlangareni, il y a un petit groupe de catholiques. Les premiers missionnaires de la région, à la fin du XIXe siècle, ont été des Luthériens : ceux-ci sont donc les plus nombreux. Il y a aussi quelques rares anglicans et une petite communauté pentecôtiste. Chaque dimanche la célébration liturgique est bien animée à l'église catholique du village : comme tout groupe ici, la communauté catholique est bien structurée avec des charges de "président, vice-président, secrétaire, vice-secrétaire…" Ici, on aime beaucoup les titres, mais il faut reconnaître que certains se sentent ainsi responsabilisés. Je suis étonné de ce que ça fonctionne assez bien : la communauté est en marche.

        Comme fraternité, nous n'avons pas la responsabilité de cette communauté : c'est un choix que nous avons fait en Région. L'option prise est de collaborer avec la paroisse : nous faisons partie depuis un an de la paroisse de Mushono, à 15 km d'ici, comme succursale (il y en a 6). Comme fraternité, nous avons décidé de participer à la pastorale d'ensemble de la paroisse en ayant un accent particulier pour Mlangareni : "comme fraternité", car le danger était que les prêtres de la paroisse ne voient la fraternité que comme le groupe où un des frères est prêtre et qui "peut" donc "dire la messe" ! Ceci passe par toute une attitude communautaire et personnelle de notre part, et des engagements concrets. Après un an, nous sommes contents de cette collaboration : le curé ne voit pas la fraternité seulement à travers le prêtre, qui, le dimanche, prend son tour de célébration dans les différentes succursales; des liens d'amitié et de respect mutuel se sont créés. Au niveau de Mlangareni, nous sommes partie prenante de la vie de la communauté catholique : participation à la vie des 4 communautés de base, catéchèse aux écoles, animation des enfants et des jeunes, célébrations liturgiques, soucis des malades et des anciens, et de plus en plus pastorale familiale et conjugale.

     Personnellement je suis à l'aise dans cette façon de me situer comme frère-prêtre. Mais en ce domaine rien n'est joué et c'est une préoccupation et une attention à toujours garder : le statut de prêtre, vécu par la plupart du clergé ici et conçu par les gens, est difficilement compatible avec notre vocation de fraternité… Le difficile pour moi (pour nous) se situe au niveau du diocèse. C'est une grosse structure où la fraternité est un peu perdue (bien que nous ayons 2 fraternités dans le diocèse d'Arusha) : les relations avec l'évêque sont distantes; il n'est pas facile de rencontrer les prêtres et donc de les connaître. Personnellement, je m'efforce de participer aux diverses réunions diocésaines, même si beaucoup de questions dont on parle ne nous concernent pas; on se sent vite comme un corps étranger… Petit à petit, par le biais de quelques amitiés, j'espère que la fraternité se fera une place, mais cela prend du temps !

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    La fraternité de Mlangareni a été voulue entre autre comme fraternité en vue de la formation. Elle a été fraternité pour le premier accueil (stage) et pour le postulat. Suite aux décisions de la Réunion Régionale précédente, le postulat est transféré à la fraternité d'Arusha (en ville). Mlangareni garde l'organisation des stages pour les candidats, et d'éventuels noviciats. Le lieu s'y prête : cadre paisible, vie rythmée par les saisons et les travaux des champs, vie du village plus calme qu'en ville… A mon arrivée à Mlangareni, je ne voulais prendre en charge aucune étape de formation : après 8 ans à Bruxelles, j'aspirais à vivre - au moins un long temps - une insertion normale de fraternité par le travail, la prière, la vie fraternelle et le partage de la vie des gens. Mais nous sommes peu de frères, et la relève pour prendre en main la formation n'est pas encore prête.

    Cette année cinq postulants sont passés par Mlangareni, un continue son postulat, un autre se prépare à faire son noviciat. Nous avons organisé deux longs stages avec huit jeunes.

    Depuis le début de la Fraternité en Afrique de l'Est, nous avons fait beaucoup d'efforts au niveau de l'accueil et de la formation; cette année a été un coup dur à ce niveau avec le départ de quelques frères originaires de la Région. J'espère que les questionnements que cela entraîne seront l'occasion d'un nouveau départ. L'accueil prend beaucoup de temps et nécessite beaucoup d'efforts. Mais cette présence presque continuelle de jeunes en première formation nous aide aussi à rester attentifs aux différents aspects de notre vocation.

    Ces quelques mois de présence à Mlangareni m'ont aidé à découvrir et à aimer ce village. Au début, la tentation était grande de comparer avec Chalinze qui fait partie de mes premières amours. Il faudra encore beaucoup de temps encore pour faire partie du village, comme à Chalinze : et ce sera sans doute bien différent. Car les temps ont bien changé : l'Ujamaa d'autrefois n'était sans doute pas très efficace au niveau économique, mais il aidait à créer un climat qui prêtait à la convivialité, au partage, à la vie ensemble; maintenant la Tanzanie est complètement entrée dans le capitalisme libéral, et les valeurs créées ou entretenues par l'Ujamaa ont vite fondu.

    Le travail des champs n'est pas pour me déplaire : Mlangareni a une terre fertile (volcanique) et dispose presque toute l'année d'eau pour irriguer, bien que cette eau d'irrigation ait tendance à diminuer à cause de la destruction progressive de l'écosystème de la région d'Arusha, suite à la déforestation. Pendant la saison des pluies, les gens cultivent maïs et haricots, pendant la saison sèche, on cultive toute sorte de légumes grâce à l'irrigation. La proximité de la ville d'Arusha (plus ou moins 500.000 habitants) et la présence d'eau, ont encouragé les cultures maraîchères saisonnières : concombres, tomates, choux chinois etc. De bonnes conditions agricoles et une main d'oeuvre bon marché ont attiré aussi un autre genre de culture : les fleurs !… pour l'exportation : à 7 km du village, des compagnies étrangères (hollandaises, danoises, etc…) gèrent d'immenses serres pour fleurs coupées qui chaque jour sont expédiées sur l'Europe par les aéroports de Nairobi ou du Kilimandjaro.

     Dans ces serres, l'utilisation des produits chimiques est intensive, pour produire plus vite et plus beau. Au niveau des petits cultivateurs maraîchers de Mlangareni, il en est de même : on croit que plus on emploie de produits chimiques, mieux c'est ! Il est vrai que c'est un cercle vicieux, car les parasites s'accommodent petit à petit aux pesticides dont il faut alors augmenter la dose et la nocivité. Sans nul doute, dans ce secteur du traitement des maladies des plantes, il y a toute une action à mener de conscientisation, de recherche et d'action, pour développer des méthodes alternatives de traitement biologiques et naturelles, à l'exemple de ce qui se fait ailleurs.

    Dans ce diaire j'ai souvent employé le "je". Je voulais parler de notre fraternité de Mlangareni, mais aussi de mon expérience de retour en Tanzanie, après mon temps de service à Bruxelles. J'espère que mes frères de Mlangareni ou d'Arusha écriront d'ici peu un autre diaire qui donnera un autre éclairage sur notre vie.

    Pour conclure, je voudrais résumer les principaux défis auxquels
nous sommes affrontés :

- défis de l'insertion : progressivement faire partie du village !
- défis du travail et de l'autosuffisance : actuellement les entrées de la fraternité de Mlangareni (vente des produits de la ferme : oeufs, bananes, maïs, pastorale…) couvrent la moitié des besoins courants !
- défis de notre participation au développement et au mieux être des gens !
- défis de la vie fraternelle et communautaire !
- défis de notre participation à l'annonce de la Bonne Nouvelle, au niveau du village de Mlangareni, de notre paroisse, et du diocèse.
- défis de la vivacité de notre "regard contemplatif" : comment tenir à Mlangareni sans cette référence continuelle à "Jésus de Nazareth" ? Comment, en dehors d'un tel regard, comprendre notre vie dans le village, dans les champs, au milieu de la communauté chrétienne ?

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1 -"Ujamaa", un mot swahili signifiant "famille élargie" ou "fraternité", est un concept qui forma la base de la politique de développement social et économique de Julius Nyerere en Tanzanie peu après l'indépendance en 1961, et qui a constitué la base du socialisme africain



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