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Deuxième partie : Diaires des frères

Fraternité de Leipzig (Allemagne)
(Gotthard, Michael, Andreas, Gianluca)

    Diaire de Gotthard

Gotthard    Ce qui me touche le plus dans ma vie de chaque jour c’est mon travail dans la prison.En effet depuis cinq ans je suis aumônier à la prison de Leipzig. Vu de l’extérieur, rien n'a changé : C’est toujours une prison avec plus ou moins 500 prisonniers : 200 en attente du jugement, 200 avec une peine de maximum 2 ans, 60 dans l’hôpital de la prison qui possède différents services (somatique, psychiatrique, détoxication), et 40 dans une maison demi- ouverte de réhabilitation. Mais c’est peut-être moi qui ai changé! Ces années dans la prison m’ont bien marqué, elles ont laissé des traces en moi...

    Il y a la routine dans le bon et le mauvais sens. Il y a chaque jour desdrogués qui sont là à cause de vols ou de trafic de drogue. Il y en a de plus en plus que je connais déjà, qui sont revenus pour la deuxième ou même la troisième fois à la prison. La drogue "emprisonne" dans un cercle diabolique. Bien sûr il y a la possibilité de faire une thérapie, mais c’est vraiment la porte étroite, et beaucoup reviennent en prison... ou meurent.

    Pour aller à la prison j'ai un long trajet à faire. Trois quarts d’heure de tram, et encore 10 minutes en bus, et puis 10 minutes à pied, et je longe un grand mur qui entoure la prison.

    L'autre jour, j'ai remarqué dans le bus une jeune femme bien maquillée qui était avec un garçon d'environ 4 ans. J'ai tout de suite pensé qu'elle allait visiter son mec à la prison... et voici qu'elle descend. Selon les horaires des visites, elle était en retard. Elle s'est mise à marcher très vite et le petit garçon courait avec elle : il courait de toutes ses forces, aussi vite qu'il le pouvait avec ses petites jambes. Il voulait vite aller voir son papa. Le mur de la prison est long, très long... mais il courait... il ne s'arrêtait pas... il courait jusqu'à l'entrée pour voir son papa. Moi, je les suivais et je suis entré derrière eux à l'accueil. Comme ils étaient un peu en retard, on les a laissés encore attendre. Mais le petit bonhomme continuait à sauter d'un pied sur l'autre... il courait encore sur place pour voir son papa... L'employé m'a laissé entrer car il me connaît... et j'ai aperçu à travers la porte vitrée le petit garçon, sautant encore d'un pied sur l'autre... pour voir son papa...

    Oui, il y a quelquefois des histoires très touchantes. Mike est un jeune très très simple. Plusieurs fois il n’a pas payé le ticket du tram. Il a reçu par la poste les amendes, mais il ne les a pas payées. Finalement on l’a convoqué devant le juge, mais il n’est pas venu au tribunal. Alors on l'a mis en prison pour être sûr qu’il sera là pour le prochain jugement qui aura lieu dans un mois. Il est en prison pour la première fois... il est vraiment désespéré : comment survivre un mois dans une prison?... et en plus sa copine est enceinte... c’est son premier enfant... et il n'a aucune nouvelle. Il me demande 36 fois que je l’appelle pour lui dire qu’il l’aime bien et pour lui demander comment elle va, et comment va l’enfant, etc. etc.

    Alors je téléphone à sa copine depuis mon bureau : elle est toute contente d’avoir des nouvelles de son homme : tout va bien et il semble que l’enfant sera une petite fille : c'est super ! Je remonte à l’étage et je revois Mike. Je lui donne les dernières nouvelles : il est tellement heureux... il ne reste plus sur sa chaise... il saute sur ses pieds et il me demande s’il peut m’embrasser. Tant pis pour les normes de sécurité ! ...
Il m’embrasse très fortement et plein de joie !

    Une semaine plus tard, je le revois. Toujours tout heureux... il me dit qu’il a reçu trois lettres de sa copine et il me demande encore de lui téléphoner pour lui dire qu’il l’aime, etc. etc...

    Bon, je l’appelle... Elle répond très sèchement : oui c’est bien, mais tout est fini ! Les lettres, il peut les déchirer et les jeter à la poubelle ! Tout est changé depuis quelques jours... Elle a un nouveau mec !...

Je remonte à l’étage... Qu'est-ce que je vais dire à Mike ? Il doit encore rester une semaine en prison... puis son jugement aura lieu : il sera sûrement libéré !...

    Mike avec un sourire plein d’attente et d’espérance me demande : "Alors, comment elle va ?". Je lui dis : "Elle n’a pas répondu !..." Son sourire tombe. Il insiste pour me dire : "Mais... essayez encore... peut- être un peu plus tard... Oui ? Vous allez essayer encore ?" Je hoche la tête... je suis troublé... Non, je ne peux pas le lui dire ...

    Il y a des cas beaucoup plus graves : des cas d'abus sexuels sur des mineurs. Et pourtant ces hommes ne sont pas des monstres. Comme ils sont méprisés et harcelés par les autres prisonniers, ils cherchent souvent à parler avec l'aumônier. Bien sûr, chaque cas est différent. Il y a ceux qui reconnaissent leurs fautes, d'autres essaient de se justifier.

    Marcel est accusé d'avoir violé les enfants de sa copine (4 et 6 ans). Il prétend être innocent! C'est un coup monté contre lui par sa copine parce qu'il l'a quittée. Tout cela est seulement une vengeance. Sa première femme le croit aussi : elle vient le visiter régulièrement avec leurs enfants qui vont tous très bien !

    Moi, je ne sais quoi penser... mais je suis bienheureux de n'être pas le juge... Oui, depuis longtemps j'ai arrêté de vouloir connaître la vérité, c'est déjà beaucoup si j'arrive un peu à comprendre celui qui est en face de moi... qui est tellement complexe, avec son histoire si humaine... mais tellement compliquée et souvent tordue, avec tant de contradictions, de brisures et puis... des abîmes... affreux, terribles, où la personne même ne se comprend plus... et je me vois moi-même avec mes propres ambiguïtés et contradictions... Non je ne veux pas et je ne peux pas juger : ce n'est pas mon "métier" !

    Gustav, sur son propre terrain a ramassé de vieilles machines et des voitures à la casse. Plus de dix fois il a appelé la police pour leur indiquer qu'on vient régulièrement le voler. Mais comme les vols ont continué, il a acheté un revolver et il a tué trois personnes qui sont entrées pour voler.

    Gustav est un bon chrétien. Il est croyant, ce qui est plutôt rare dans notre prison. Il prie chaque jour. Il est très intelligent et vraiment sympa. Il se sent victime : les cambrioleurs ont tout cassé sur son terrain, ils ont détruit ses voitures, ses machines... Il les a tués, c'est vrai, il ne nie rien, mais il a dû se défendre : c'est un cas de défense en situation d'urgence...

    Gustav a sa logique à lui et sa manière de voir Dieu. Je sais bien que sa logique est très dangereuse, qu'il y a quelque chose qui, malgré son intelligence, ne tourne pas rond, ce qui fait qu'il perd les repères, qu'il ne voit plus la réalité, et surtout il n'est plus capable de juger si son agir est adéquat.

    Le psychiatre le déclare pleinement coupable, et Gustav a été condamné à vie pour ces faits jugés "particulièrement graves" : Cela veut dire au moins 20 ans de prison. En ce moment, il fait appel et il est convaincu qu'il sera libéré... J'essaie de le confronter avec la réalité, avec les arguments qui me semblent logiques... rien à faire. Sa logique à lui et sa foi sont inébranlables : il prétend avoir écouté la voix de Dieu qui lui aurait dit qu'il allait sortir de prison ! Qu'est-ce que je peux faire ? Je suis là, je l'écoute... Nous parlons musique et littérature et nous nous comprenons bien... Pour parler de Dieu, c'est plus difficile...

    Je ne peux pas dire combien de temps je vais encore travailler dans la prison. Si je pense continuer jusqu'à la retraite, il me vient une boule dans l'estomac... Alors je me dis : c'est mieux de ne penser que pour les prochains six mois! et après on verra, car cela reste renouvelable.

    Dans la prison, on voit la vie souvent tout en noir ou tout en blanc, aussi bien les employés que les prisonniers. Je crois que ce travail m'a fait découvrir combien la réalité humaine est plus complexe. En écoutant ces hommes à la prison, je découvre beaucoup de nuances de gris, et même des couleurs.

    J'ai compris que je ne peux pas tout comprendre, et que ce n'est pas si important de vouloir tout comprendre. Ce qui est important est d'être là, d'essayer de respecter chacun avec sa vie, de lui laisser sa responsabilité et de l'encourager à garder ses espérances.