Diaire
de Giorgio (fraternité de Ciudad Hidalgo, Mexique)
Il
y a 4 ans nous avons démarré cette fraternité sur la poussée de
quelques intuitions, mais sans un plan bien élaboré dans tous les
détails. Il y avait un peu d’esprit d’aventure et un peu de
folie (?). Depuis longtemps nous désirions nous regrouper dans une
fraternité bien "étoffée", intégrant les frères des
USA et certains frères du Mexique et du Nicaragua. On pensait qu’il
fallait lutter contre une culture qui produit l’individualisme
(réaffirmant la valeur de la communion), qu’il fallait faire des
pas dans la direction du regroupement (évitant
le risque de nous éparpiller), qu’il fallait retrouver une
structure de vie solide et "spirituelle", au milieu d’une
société si pleine de divertissements et de fragilité.
Chacun
avait aussi ses raisons personnelles. Mais un élément d’analyse
nous trouvait tous d’accord : la vie fraternelle dans des
petites fraternités (de 2 ou 3 frères) est souvent épuisante et
bouffe beaucoup de nos énergies. Chacun de nous en avait expérimenté
le côté amèr, sans pour autant en nier le côté positif (pour la
maturation personnelle et en vue d’insertions radicales).
La
première année a été bien dure. Il y eut beaucoup d’épreuves
de tout genre : des frères qui tardaient à venir, d’autres
qui n’étaient pas très sûrs d’y rester, d’autres qui ont été
appelés ailleurs, des maladies de tout genre (le cœur, le dos, le
foie…). Mais il y avait surtout des éléments d’incertitude face
à un projet qui était assez "différent" par rapport à
nos modèles antérieurs. Il n’y avait pas assez de concertation.
Avec
le temps les choses se sont tassées, dans les corps et dans les
esprits. Maintenant chacun a fait une option claire de persévérer
ici et de se donner à ce projet et nous cheminons avec confiance.
Deux
orientations importantes nous ont aidés : prévoir des moyens
de concertation communautaire, et séparer nos champs d’action. Nos
réunions hebdomadaires de partage et de planification durent parfois
2 heures, mais surtout nous obligent à chercher ensemble et à mieux
assumer les décisions prises. Par la suite, nous ne nous mettons pas
tous ensemble aux mêmes tâches (là où il y a 7 frères, il y a 7
manières d’enfoncer un clou et 7 théories qui les
accompagnent !). Chacun a maintenant son secteur de
responsabilité et de travail (le jardin, les arbres fruitiers, les
animaux, l’accueil, l’entretien, etc.). La marche est plus
régulière.
L’évaluation
que nous faisons maintenant de notre "mécanique"
communautaire est sûrement positive. Mais ceci évidemment n’exclue
pas les frottements et les duretés dues aux problématiques et aux
blessures personnelles de chacun. La vie entre frères ne sera jamais
une promenade au bord de la mer…
Une
fraternité de 7 frères (dont 6 permanents et un novice) est quelque
chose de nouveau pour nous. Cela exige une maison grande, une
structure un peu "monastique". Il faut donc l’avouer
clairement : nos conditions de logement ne sont pas celles des
gens qui nous entourent (les familles sont presque toujours plus
nombreuses que nous, car il y a des grandes familles, mais ils vivent
souvent dans une ou deux chambres). Pour vivre plus profondément
certaines réalités nous avons dû en sacrifier d’autres. Parfois
nous avons la nostalgie de nos anciennes fraternités : plus
"petites", plus proches des conditions de vie des gens.
Et
pourtant je pense que nous vivons bien dans le sillon de la recherche
du Frère Charles. A une certaine étape de sa vie, il rêvait
sûrement de communautés fondamentalement "monastiques",
mais extrêmement simples, insérés au milieu de populations
pauvres, et animés par un élan apostolique. La "petite
fraternité ouvrière", comme nous l’avons élaborée, a été
sûrement un modèle valable et merveilleux ; c’était un
modèle inspiré par une certaine époque de l’Eglise de France et
d’Europe. Mais s’agit-il d’un modèle unique et ultime ?
Peut-on dire que "tomber dans le monastique" est
trahir le Frère Charles ? Je n’en suis pas sûr.
Au
début de notre recherche (animée, je le répète, par le désir de
nous regrouper) nous pensions à un projet d’accueil, quelque chose
du genre de Spello (Spello étant le seul modèle d’une fraternité
"grande"). Mais comme l’homme propose et Dieu dispose…,
nous avons été acheminés dans une autre direction : les gens
nous ont accueillis, assumés, je dirai presque "embrassés"
et ils ne veulent pas nous lâcher. Tout en incluant l’accueil de
gens de l’extérieur (qui est sûrement positif et enrichissant,
pour nous et pour ceux qui viennent), cette fraternité est surtout
et avant tout une fraternité d’insertion. Nos énergies se
déployant surtout dans nos relations avec les gens. Héctor est le
seul qui ait un travail avec les gens, mais nous tous, nous avons des
relations très intenses de voisinage, de compagnonnage, de
solidarité, de service.
Les
gens sont très nobles : ils nous pardonnent très facilement
d’avoir une maison énorme, un "palais" comparé avec
leurs logements. Ils nous pardonnent aussi de manger à notre faim
(ce qui n’est pas toujours leur cas) et de faire des voyages
coûteux. Ceci ne semble pas compromettre l’amitié et la
confiance. Il y a un éventail énorme d’activités, d’événements
(joyeux et douloureux) où l’on se retrouve, on se côtoie et l’on
partage. On vit avec un sentiment de fraternité, malgré les
différences, et grâce au cœur noble et généreux des gens d’ici.
L’Eglise
locale est très traditionnelle et centrée presque exclusivement sur
la sacramentalisation. Le cléricalisme crée un fossé entre le
clergé et les gens. Et alors cette amitié que nous vivons avec les
gens est quelque chose d’extraordinaire et de précieux (pour eux
et pour nous).
Ici
c’est une "terre de mission", bien que sur l’atlas
cette province pourrait être marquée comme "très catholique".
L’image de Dieu qui est souvent proclamée est celle dont Jésus
est venu nous libérer (un Dieu qui fait peur). Et alors il nous faut
être reconnaissants pour cette chance de vivre avec les gens la
découverte d’un Dieu autre, Père miséricordieux, source de
pardon. Ce n’est pas facile du tout, car ce genre de choses ne
change jamais du jour au lendemain. Mais il y a là un champ de
mission que nous vivons comme un défi positif et motivant.
Alors,
comme vous le voyez, à côté d’une structure une peu
"monastique", nous avons un élan un peu "missionnaire" :
deux éléments qui s’animent réciproquement. Est-ce dans la ligne
du frère Charles (qui dans une lettre parlait de
"moines-missionnaires") ? Difficile de répondre, mais
la piste est sûrement féconde pour nous.
Passons
à un autre volet important de notre vie. Le problème social le plus
important est celui de l’émigration : un nombre
impressionnant d’hommes émigre aux USA, traversant le Rio Bravo.
Ceci leur permet parfois d’avoir une maison en briques et d’être
propriétaire d’une camionnette "américaine" (qui très
souvent reste parquée, car il n’y a pas d’argent pour
l’essence). Une chose typique d’ici c’est le continuel
va-et-vient, dû au fait d’être limitrophes avec les USA.
Un
couple se marie et 3 semaines plus tard le mari part à Chicago :
il y restera 3 ans (la première année c'est pour payer le
"passeur")… Un autre homme revient chez sa femme après
12 ans vécus à Atlanta : il lui annonce qu’il a une autre
femme "de l’autre côté" ; il ne veut pas lâcher
ni l’une ni l’autre… Une mère n’a pas de nouvelles de son
fils depuis plus de 10 ans : est-il vivant ? dort-t-il dans les
parcs de Chicago ? est-il en prison ?… Une femme doit
téléphoner à son mari pour demander "la permission" pour
n’importe quoi… et son mari est à Chicago : cette pauvre
femme ne peut pas boire de bière, pourquoi ? parce que son mari ne
lui "permet pas"… Un mari revient après 3 ans pour
organiser la fête des 15 ans de sa fille, pour mettre enceinte sa
femme et repartir immédiatement aux USA…. Un grand nombre de
femmes vivent dans l'attente du retour du mari… et puis le retour
est souvent un enfer (il boit, les enfants ne reconnaissent pas son
autorité, et le plus souvent il finit par repartir car il y a
bien d’autres femmes "de l’autre côté"!).
Combien
de situations graves et douloureuses ! L’Eglise locale,
obsédée par la sacramentalisation, n’a aucune pastorale ou
service d’aide pour ces femmes, ces parents, ces enfants. Et alors
nous trouvons qu’il y a là aussi un champ de mission pour nous.
Nous touchons du doigt toutes ces souffrances, nous les portons dans
la prière, nous cherchons à les accompagner.
Après
avoir connu pendant tellement d’années la tragédie des immigrés
aux USA, dans la fraternité de New York, je peux toucher du doigt la
"Via Crucis" des femmes, des enfants, des parents qui
restent sur place. Encore une fois : merci Seigneur de m’avoir
amené ici, car je te reconnais vivant et crucifié sur le chemin de
ce calvaire qui s’appelle immigration !
Il
me faut aussi mentionner un autre coté important de note vie. On
pourrait penser que avec l’âge, la vie de prière se fait plus
informelle, plus libre : on a moins besoin de "temps de
prière" à la chapelle. Mais on peut, au contraire, penser
qu'avec l’âge il est naturel de multiplier la joie des rencontres
avec le silence de Dieu, à ses pieds. Nous avons pris cette deuxième
direction.
Dans
la structure que nous nous sommes donnés il y a une place centrale
pour trois temps de prière et, surtout, pour une heure d’adoration
vécue ensemble, au début de la journée. Notre chapelle a une
grande vitre qui ouvre vers l’orient ; nous pouvons ainsi voir
ensemble le lever du soleil et accueillir la résurrection de Dieu au
cœur des tombeaux vides de nos vies. Cela donne un ton à notre
journée : cela enlève tout caractère de "dévotion
privée" à notre adoration et nous situe comme communauté
d’adoration, communauté en adoration. Là aussi nous redécouvrons
combien le Frère Charles était un homme passionné et assoiffé
d’adoration.
On
pourrait parfois penser que notre structure de prière est un peu
trop "rigide", mais ceci est inévitable quand on est si
nombreux. Et puis les gens aiment se joindre à nous, quand "c’est
l’heure de dire Complies"…
Je
me relis et je trouve que dans l’enthousiasme j’ai peut-être
parlé dans des termes trop positifs de notre expérience. Les
interrogations, les problèmes, les infidélités sont vraiment
"légion". Chaque joie est comme jumelée par une
souffrance ; chaque découverte par une nouvelle interrogation.
Que de chemins à parcourir ! Mais la direction me paraît être
positive, et c’est le plus important.
Il
est clair que notre expérience, n’est pas "exemplaire" :
nous ne la proposons pas comme un modèle à suivre. Elle est bonne
pour nous, considérant notre histoire et notre contexte : une
expérience parmi d’autres. Faut-il penser que toute fraternité
doit être envisagée comme la nôtre ? Absolument pas !
Est-il légitime qu’il y ait de la place pour des fraternités
comme la nôtre ? Je pense que oui. Faut-il continuer à
chercher des formes nouvelles pour vivre dans le sillon du Frère
Charles, sans nous crisper sur des catégories figées, des
catégories qui correspondaient à d’autres époques, à d’autres
contextes ? Sûrement !
La vie est belle, quand elle
nous ouvre des espaces de créativité. Le vieillissement est
merveilleux quand il devient une pérégrination vers l’essentiel,
une explosion de plus grande liberté. Alors, comment ne pas vivre
dans l’action de grâces ? Malgré tout, et malgré nous !
***