Fraternité de Ciudad Hidalgo (Mexique) Giorgio, Mario, Jay, Bartolomeu, Fernando, Paco
Diaire de Giorgio
J’aime en particulier dans les diaires quand on
partage les détails de la vie quotidienne. J’ai donc voulu vous
partager, moi aussi, quelques moments concrets et significatifs de
notre vie de fraternité et de la vie des gens..
A 6h30 notre journée commence avec une heure
d’adoration ensemble. Il fait encore nuit. C’est le moment
extraordinaire où la petite veilleuse rouge domine la chapelle, et rien
d’autre ne parait exister. Elle brille fort, mais elle est discrète
pour les yeux : une invitation à se concentrer, à éveiller cet aspect
indispensable de la prière qui est "l’attention". On dirait que Dieu
seul existe.
Mais petit à petit la lumière du jour se lève,
doucement et très lentement, sans aucune violence. Le mur du fond de la
chapelle est composé de trois larges fenêtres qui ouvrent sur la
création. Alors le monde commence à apparaître : on découvre le ciel et
ensuite les arbres qui passent très lentement du noir au vert. Et un
concert commence, rassemblant des voix aussi différentes que celles des
oiseaux, des chiens, des coqs (il y avait aussi un âne qui faisait
parfois le soliste, mais il vient de mourir). Le monde minéral des
montagnes, la vie biologique des arbres, la vitalité des animaux…
autant de facettes de notre propre réalité, autant de rappels de
quelque chose qui appartient aussi à notre être. Mais la lumière ne
chasse pas le Dieu de la nuit ; elle lui prête d’autres visages. Dans
notre prière quotidienne nous assistons à ces métamorphoses de Dieu,
qui est silence et nuit, mais qui est aussi lumière, mouvement, chant
et surtout vie.
A 7h30 nous disons la prière du matin. Parfois
l’invocation à l’Esprit coïncide avec le lever du soleil et il arrive
alors qu’on ébauche un sourire, comme pour avouer que le moment est
magique. La journée commence par un miracle.
Au moment de la prière universelle, le monde entier
paraît entrer en passant par les vitraux de notre chapelle : les
émigrés, les voisins, les fraternités et les frères, nos familles, les
peuples en guerre, les femmes enceintes, les malades, les prisonniers ;
et chacun avec son propre nom.C’est une autre étape du réveil de Dieu.
La prière perd alors son côté intime et se transforme en un
extraordinaire voyage de l’âme vers des territoires plus lointains.
A la sortie de la chapelle, il y a normalement
"Tequila" qui nous attend : pas la tequila liquide, typique du Mexique,
mais celle à 4 pattes, notre chienne. Un frère la caresse aimablement,
l’autre la chasse au loin, ou bien l’engueule à cause de ses aboiements
nocturnes. Il faut bien l’avouer : ce n’est pas facile d’être un animal
domestique dans une fraternité ! Mais je vois qu'elle est meilleure que
moi dans l’acceptation et l’appréciation de la différence.
Les gens d'ici ont la tradition de réciter 46
rosaires pendant les 46 jours qui précédent la fête de la Vierge de
Guadalupe. Le nombre 46 est un rappel des étoiles qui sont sur le
manteau de la Vierge : combien de fois j’ai essayé de les compter, mais
seulement une fois je suis arrivé à 46, car il y en a plusieurs qui
sont bien cachées dans les plis du manteau. Une image de la Vierge se
promène de maison en maison pendant 46 jours. Dans notre village de Los
Pozos il y a 52 maisons; cela veut dire que pendant 46 jours nous
visitons quasiment toutes les maisons du village : dans chaque maison
on dit ensemble un rosaire, et ensuite la famille offre quelque chose à
manger.
Les textes des prières sont assez horribles ; on
prie à une vitesse qui essouffle ; des garçons se tiennent à distance,
parlant à haute voix; des téléphones sonnent en pleine prière…. Et
pourtant, malgré tout cela, c’est un moment de grâce tangible ! Nous ne
sommes pas dans "le Temple", mais à l’intérieur d’une maison pauvre,
souvent très pauvre (c’est là le Temple véritable, le vrai Tabernacle).
Ce sont des jeunes filles et non des prêtres qui dirigent la prière.
Nous formons une communauté de foi, renonçant au repas de notre maison
pour partager une petite nourriture avec les voisins. Et on mesure, en
cette occasion, la pauvreté de certaines familles qui ne peuvent
t’offrir qu'un verre de thé
de citronnelle avec quelques biscuits (tandis que d’autres peuvent te
donner un petit pain, ou même une soupe ou des "tostadas"). On vit
alors certains aspects fondamentaux de notre foi : la pauvreté, le
pèlerinage, l’accueil, l’agapè...
En arrivant dans une maison on chante : "ya llegó la niña" (la petite
fille est arrivée) et en quittant la maison on chantera : "ya se va la
niña" (la petite fille s’en va…). La Vierge est vue comme une "petite
fille" et, par ailleurs on raconte qu'elle-même appelait Juan Diego
"mon petit enfant" : tout cela s’exprime dans une tonalité de tendresse
et avec des diminutifs qui sont typiques de la culture et de l’âme
mexicaine.
La Vierge de Guadalupe n’est pas représentée avec l’enfant dans ses
bras. Elle ressemble très peu à Marie, petite fille de Nazareth. Elle
représente plutôt le côté féminin de Dieu, l’autre visage de l’Amour,
cette divine protection maternelle dont les gens ont davantage besoin,
dans cette culture où l’image paternelle est sévère (exigeant
obéissance et sacrifices). Elle compense l’autre côté. Il est commun
d’invoquer la protection "de Dieu, le Père, et de la Vierge de
Guadalupe, notre Mère": deux volets du mystère de Dieu.
Pendant 46 jours, ce fut un bon pèlerinage hors de nos murs, une
expérience de communion loin de chez nous : nous étions des hôtes dans
l’Eglise des pauvres… Et maintenant nous recommençons à dire Vêpres
dans notre chapelle et à souper dans notre maison.
*
Angeles a eu de
sérieux problèmes avec son foie. Pendant longtemps elle avait des
varices dans l’oesophage qui éclataient et elle vomissait du sang.
Ensuite tout son organisme a été affecté. Un jour, sa mère l’amène chez
nous, pour qu’on l’accompagne chez le docteur : son ventre est énorme
et sa couleur jaunâtre. Le docteur se rend compte quelle est dans un
état grave et il dit de l’amener dans une clinique. La famille de
Angeles est très pauvre : pas moyen de l’amener dans une clinique. A
l’hôpital publique de Ciudad Hidalgo (qui est un bel édifice, mais qui
sert à peu de chose), ils disent qu’il faut l’amener d’urgence à
l’hôpital de Morelia (à deux heures d’ici). Mais voilà que l’ambulance
publique est en panne, depuis longtemps (!). Ils suggèrent alors une
ambulance privée, mais cela coûte trop cher. Il ne reste qu'à l’amener
à Morelia avec notre camionnette. Elle agonise. A Morelia, elle reste aux urgences pendant toute une journée : finalement on la
renvoie à la maison, car il n’y a pas assez de lits ("il n’y avait pas
de place à l’auberge" disait l'évangile de la Nativité…).
Au bout de 6 jours, elle va aussi mal que la semaine précédente, et
tout recommence : nouvelle tournée du même genre… et les portes restent
fermées car la famille ne peut pas payer ! Elle continue à agoniser, et
quand on arrive à Morelia, elle entre dans le coma… et trois jours plus
tard, elle meurt.
Trois ou quatre heures plus tard, elle est dans un cercueil, en route
pour revenir au village. La famille ne peut pas se permettre une caisse
mortuaire décente : elle est dans un caisse en contreplaqué, mais on
dirait du carton. Le couvercle n’a pas de serrure et on ne peut pas
fermer la caisse qui reste entrouverte. Il faut donc l’enterrer sans
tarder. Et le lendemain matin, elle repose dans le cimetière de Los
Pozos.
Le gouvernement ne fait pas son devoir ; et pourtant le Mexique est un
pays riche où il y a beaucoup d’argent. Mais le problème est ailleurs :
c'est une question de justice sociale.
Angeles a laissé une petite fille de 6 ans : le père, un vieux du coin,
ne l’a jamais reconnue. Alors les grand parents l’adoptent tout
naturellement. La "grande famille" ici est une force et elle fonctionne
beaucoup mieux que les services sociaux. Merci à Dieu pour cela.
*
Reyna est une jeune
voisine de notre village. Au mois d’août, elle s’est mariée avec Noé,
un jeune d’un village voisin. C’est un bon type ; il a été élevé par sa
grand-mère, car sa mère l’a abandonné et son père vit aux USA. Le
mariage fut une grande et belle fête. Après la célébration, ils ont
voulu aller de la chapelle du village à la maison, en marchant à pied,
comme c’était dans la tradition. Nous avons donc marché à pied, sur des
chemins de terre, au milieu de la campagne : il y avait la musique qui
ouvrait le chemin avec les deux époux, et tous les amis marchaient
derrière.
Selon la tradition, la mariée doit aller vivre dans la maison de ses
beaux-parents : il arrive qu’elle ne découvre la maison que le jour du
mariage (car on ne peut pas la fréquenter avant le mariage) : c’est un
ajustement difficile et parfois traumatisant.
Après le mariage, Reyna a vécu quelques semaines avec Noé dans la
maison de ses beaux-parents et tout s’est bien passé. Elle s’est
trouvée vite enceinte, et alors Noé a décidé de partir aux USA. C’est
une chose qui arrive très souvent. S’agit-il d’une sorte de profonde
irresponsabilité de la part de l'homme ? Peut-être… Mais Noé dit qu’il
faut bien qu’il trouve de l’argent pour pouvoir payer l’accouchement et
bâtir une maison où il pourra vivre avec sa femme. Il part… et Reyna, à
peine mariée, se retrouve seule dans une maison et une famille qu’elle
connaît à peine ; elle décide donc de retourner chez ses parents.
Noé est arrivé à la frontière à Tijuana. Au bout d’un mois, il a pu
passer la frontière avec un groupe d’hommes. Ils ont été attrapés par
la police américaine, et Noé est le seul du groupe qui a pu s’échapper
et retourner à Tijuana. Il a trouvé un petit emploi dans un restaurant,
en attendant de pouvoir payer un autre passeur ("coyote") qui lui fasse
croiser la frontière. Au bout de plusieurs mois d'attente infructueuse,
déprimé et malade (avec des allergies à la peau), il est revenu ici. Sa
femme doit accoucher dans quelques jours. Grâce à Dieu il sera présent.
Toutefois nous avons connu suffisamment de situations semblables pour
pouvoir essayer de faire le prophète : il repartira encore une fois
pour le Nord… il tâchera encore de passer la frontière… et très
probablement, après avoir laissé sa femme enceinte pour la deuxième
fois.
Ici, l’émigration est rarement définitive : les hommes partent aux USA
et reviennent plusieurs fois dans leur vie (normalement il font des
séjours de 3 ou 4 ans aux USA, pas moins, car il faut payer cher pour
le passage). Et les femmes ? Et les enfants ?
*
Je vous ai dit que
j’allais choisir des histoires significatives de la vie des gens. Je
vous ai parlé de la mort de Angeles et du mariage de Reyna pour vous
montrer les deux grandes plaies, les deux grandes tragédies des gens
d’ici : l’impuissance face à la maladie et les divisions provoquées par
l’émigration. Nous en sommes témoins d’une manière quotidienne. Mais
j’ai voulu aussi vous parler des 46 rosaires, car la foi des gens est
leur grande richesse, la ressource cachée qui leur permet d’être forts
et de garder la confiance. Je voudrais aussi vous partager des aspects
joyeux de leur vie, de notre vie : les innombrables fêtes qui se
succèdent parfois sans arrêt… mais cela sera pour un autre diaire.
*
A 9 heures du soir, nous disons Complies. Selon la tradition, les
Complies ne suivent pas les temps liturgiques et il n'y a pas
d’intercessions : c’est le retour à la nuit. La chapelle retrouve
l’obscurité totale (nous prions en grande partie dans l’obscurité).
C’est alors que la petite veilleuse rouge, retrouvant la brillance
qu’elle avait perdue pendant la journée, redevient dominante et
symbolique. Elle brille dans la chapelle, mais elle paraît briller
aussi dans l’âme. Tout le concert des animaux est terminé, et Dieu
retrouve son visage silencieux et nocturne. Après une journée passée
dans le travail et les rencontres, nous retrouvons la nuit comme une
amie, comme l’espace le plus profondément nôtre. Elle nous appartient,
avec son cadeau d’intimité et la présence du Grand Mystère. C’est le
moment de l’Unique Nécessaire.
Les derniers mots prononcés ensemble sont : "…avec une infinie confiance, car Tu es notre Père".
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