ALLEMAGNE


Fraternité de Leipzig 
(avec Andreas, Michael et Micha)


  De Gotthard :

Gotthard
   Je suis dans le tram pour aller à la gare centrale de Leipzig et prendre le train pour Bruxelles. C'est midi, je m'endors un peu, et tout d’un coup j'entends un claquement de bouteilles vides, puis : "Bonjour monsieur Gotthard, ça va ?" Je lève la tête. Devant moi, je reconnais monsieur Georg, un ancien prisonnier que j'ai connu au début de mon travail à la prison. Il a le visage fatigué, barbu, tendu, des vêtements sales, et plusieurs sacs en plastique dans les mains. Il ramasse les bouteilles vides pour recevoir l’argent de la consigne. "Je suis à la rue" me dit-il, et s'assoie à côté de moi. "Il y a trois mois je me suis marié… mais maintenant cette femme m'a mis à la porte…" Il cherche une bouteille de bière (une pleine) dans un de ses sacs, l'ouvre et boit. La dame, qui est en face de nous, sort un flacon de parfum pour s'arroser… C'est vrai, il ne sent pas bon ! "J'ai repris la drogue et maintenant je suis vraiment tout en bas. Je ne touche même pas l'aide sociale… Mais cela ne me fait rien, car de toute façon, je serai bientôt de nouveau en prison… d'ailleurs j'ai encore 180 jours à faire ! …"

    Je ne sais plus bien combien de fois monsieur Georg a déjà été en prison : toujours pour des petites choses : bagarres avec des copains, coups et blessures sous l'influence de l'alcool, voyages sans billet… C’est seulement la dernière fois que c'était plus grave : il a été accusé d'avoir mis le feu à un appartement pour tuer quelqu'un. Il a toujours clamé son innocence, mais comme il était tellement saoul… Heureusement, il a été libéré par manque de preuves …

    Dans la prison, il s'est très bien débrouillé, beaucoup mieux que dehors. Il aidait, avec son expérience et son conseil, en écrivant pour les autres des demandes, et il recevait en retour un peu de tabac. Mais oui, il savait en profiter… Très vite, quand il a été de nouveau incarcéré, il m'a demandé de parler avec lui… et nous avons souvent parlé…

    Bien sûr, dans mon travail comme aumônier de prison, je ne me suis jamais posé la question de l'efficacité. C'était un travail plein de sens, oui, et c'était très exigeant, et cela m'a aidé à grandir humainement et aussi spirituellement. C’était un travail où je rencontrais des personnes avec leurs fragilités, leurs contradictions, leur abîme… et cela a résonné en moi et m'a interrogé profondément. J'ai fait ce travail pendant 9 ans, et quand le Chapitre m'a appelé pour le service à Bruxelles, c'est Andreas qui a pris ma place.

    Mon travail à la prison consistait surtout à écouter les détenus, à les encourager, à essayer de clarifier leur situation ; cela voulait dire de les aider à l’accepter, et de voir le prochain pas qu’il pouvait faire. La plupart des prisonniers était en prison préventive : c’était encore plus inquiétant pour eux et leur faisait peur.

    Toutes les deux semaines, le samedi, il y avait la prière dans la chapelle de la prison. Chaque fois, il y avait quatre groupes qui se succédaient (entre 15 et 30 personnes chacun), car l'espace dans la chapelle était limité. Il y avait aussi des règles de sécurité pour éviter que certains prisonniers ne se rencontrent ! Vous pouvez vous imaginer qu'après le quatrième groupe, j'étais bien fatigué.

    Nous n'avons jamais célébré l'Eucharistie étant donné que la très grande majorité des prisonniers n'étaient pas baptisés. J'ai essayé de chanter quelques chants avec eux, de prier avec un psaume… j'ai essayé de lire un passage d'évangile, de « l’incarner » dans ce monde froid et peu humain de la prison… après quelques intercessions, un moment de silence, le Notre Père, on finissait avec la bénédiction. A part quelques exceptions, cela s'est toujours très bien passé, mais il fallait que je sois bien présent, éveillé, attentif à attirer leur attention pour les intéresser. Pas question de lire un sermon : il fallait des histoires bien racontées, des signes parlants et des expériences vécues.

    A la prison, je ne pouvais pas exprimer des idées abstraites ou de bonnes intentions. Cela devait toucher la vie, être vrai et authentique !
Je me rappelle encore qu'à la fin d'une prière, un prisonnier est venu vers moi et m'a demandé très sérieusement : "Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ?", comme s’il voulait s'assurer que ce rêve, ce désir, cet espoir n'était pas de la folie…

Marionette    Une fois, j'ai amené une marionnette. C'était un canard que j'ai fait danser devant eux en tirant sur les ficelles. Tout le monde était très joyeux et riait. Certains ont aussi essayé de le faire danser, c'était très amusant. Puis j'ai pris la marionnette et j'ai dit 

"Qu'est-ce qui se passe, si je coupe les ficelles ?"


    Je me rappelle encore qu'il y a eu un terrible silence. C'était comme une douche froide, un choc profond. Mais oui, peut-être que nous sommes tous aussi des marionnettes : de la drogue, de l'alcool, du travail, du succès, de la reconnaissance des autres… Si on coupe les ficelles, nous ne savons plus quoi faire, nous tombons dans un abîme, nous sommes morts !

Et puis Dieu, est-ce que c'est lui qui a, en fin de compte, les ficelles de ma vie dans ses mains, qui les tire comme il veut ? Grande discussion.

    Comment croire à un Dieu, qui me veut debout, vrai et fier de moi-même ? Comment croire à un Dieu dans ce monde de la prison, mais aussi dans notre monde de méfiance et de rivalité où compte seulement la loi du plus fort, du plus puissant...?

" Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ? "

Ce n'est pas si facile de dire oui !

    "Être croyant" a commencé à avoir un sens différent. D'accord, peu de prisonniers ont été baptisés, mais est-ce qu'ils sont vraiment incroyants ? Qu'est-ce que cela veut dire, être croyant ou incroyant ? Est-ce qu'on peut vivre sans confiance, sans espoir ? Peut-être oui, si tout va bien. Mais si les sécurités d'une vie normale s'écroulent, si les ficelles sont coupées, qu'est-ce qui reste ?

    Comment vivre quand la confiance aux autres est trahie, quand la confiance en soi-même s’est effondrée, quand la confiance en la Vie part en miettes, quand il n'y a plus de chemin possible.

    Apprendre à faire confiance. Un long chemin… Un chemin sans fin… Il y a aussi des prisons intérieures… Peut-être qu'elles sont les plus dures, les plus impitoyables… Pourtant, même dans une telle prison, on ne peut s'enfermer totalement. Vivre sans confiance, est-ce possible ? On ne peut pas tout contrôler à 100 %... il reste le risque où il faut faire confiance, sinon, c'est la mort…

    Peut-être que quand tout s'écroule, on peut découvrir qu'il y a une foi plus profonde, plus vraie, plus authentique...?  
En effet…
 " Ta foi t'a sauvé ! "

    Parfois, si on est totalement paralysé, on a besoin des autres pour qu’ils te portent jusqu'à la maison où se trouve Jésus… et quelque fois il faut prendre des chemins peu habituels et monter sur le toit… et quelque fois même il faut briser ce toit pour arriver à Jésus…
" Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ? "
Bon, au moins j'essaie !…

    Mais oui, croire, faire confiance, ce n'est pas un oui ou un non, ce n'est pas noir ou blanc. C'est toujours moi, aujourd'hui, ici, qui est en question. Je peux me cacher, me verrouiller plein de peur comme les disciples à Pâques. Je peux être mort intérieurement, et il y a des personnes qui le sont… et pourtant il y a cette Vie qui pousse, qui pousse à m'ouvrir, à faire confiance, enfin à vivre !
    Ce n'est pas se faire des illusions. C'est voir, découvrir, se laisser toucher.

    L'autre jour, j'ai rencontré un autre ex-prisonnier à une station de tram. Je ne l'ai presque pas reconnu : bien habillé, rasé, vraiment avec une bonne mine. Il m'a raconté qu'il a une amie et qu'il est en train d'aller au travail. J'étais vraiment surpris, car je me suis bien rappelé, combien de fois il est entré à la prison, toujours à cause des histoires de drogue… Mais il était devant moi, tout souriant. Ce n'est pas à moi de savoir ce que demain sera fait.

    Aujourd'hui il était là, devant moi, bien vivant !
" Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu ? "

    
       Et monsieur Georg ? Et puis tous les autres ?...

                C’est vrai, je ne sais pas ce qu’il va devenir...
                    Est-ce que je vais de nouveau le rencontrer ?  Dans quel état ?

                        J'espère seulement que Dieu le tient…
                            pas par une ficelle, mais dans ses bras…

La route