Récit de voyage à Mlangarini
Andréas, janvier 2022
C’est
l’un des premiers films que j'ai vus de ma vie: “Serengenti ne
doit pas mourir”. Dans ce film primé (Un Oscar du meilleur
documentaire), Bernard Czimek, directeur du zoo de Francfort,
attirait l’attention sur l’habitat de la steppe du Serengeti
(réserve naturelle), menacée par les braconniers. Les magnifiques
prises de vue de la nature montraient des girafes, des zèbres, des
éléphants, des lions… En même temps, le film racontait les
difficultés de partager cet espace vital particulier entre les
animaux et les hommes, concrètement avec le peuple Massai et leurs
troupeaux. La question de savoir comment concilier les différents
intérêts a déjà marqué ma “conscience écologique et sociale”
à l’époque.
Malgré
cet amour précoce pour l’Afrique, je n’y suis jamais allé par
la suite, notamment pour des raisons écologiques. Hormis l’Algérie,
je n’étais donc jamais allé en Afrique et j’étais par
conséquent impatient de découvrir ce nouveau monde qui m’attendait.
Les conditions du Covid ont rendu les voyages plus compliqués :
j'ai dû subir 2 tests PCR (les prix laissent à penser que les
laboratoires peuvent “se faire un nez en or”,comme on dit en
allemand, en creusant dans les nez des autres).
Et
puis, l’avion a enfin décollé de Francfort parmi des champs
enneigés qui scintillaient d’un blanc argenté sous les
projecteurs. Quelques heures plus tard, la terre africaine, brunie
par le soleil, m’attendait à l’approche d’Addis-Abeba. Un
autre avion a décollé en tremblant fortement et m’a amené à
l’aéroport du Kilimandjaro, où j'ai pu accomplir assez rapidement
les formalités simplifiées… J’ai été heureux de rencontrer
Bruno à la sortie. Il était venu avec quelques amis et, dans la
voiture, des bananes, des mangues et un couteau étaient prêts, si
bien que, dès mon arrivée en Afrique, j’ai pu goûter un peu de
la saveur débordante qu'offre ce continent. Les frères m’ont
accueilli avec une grande cordialité et un délicieux repas. J’étais
heureux de rencontrer Climenti (PFE) et Edouard (PFJ) pour la
première fois et de revoir Pius (PFJ), dont j'avais déjà fait la
connaissance lors de l’ “Année Commune” à Spello. Il était
arrivé du Cameroun seulement un jour avant moi, pour renforcer la
fraternité de Mlangarini.
Les
frères m'ont fait visiter la maison, le jardin, les champs. La
récolte abondante (actuellement, surtout une grande variété de
mangues) est « fruit du travail des hommes » et reste en
même temps un don de la création et du Créateur. Dans le jardin
des frères, on peut voir et récolter, les fruits abondants de leur
long travail ! Les fruits de leur présence ici, en tant que
petite communauté priante, ne sont sans doute pas aussi visibles et
tangibles. Mais nous croyons à une fécondité cachée dans le cœur
des hommes et que rien de bon qui est semé n’est vain.
J’étais
heureux de faire un peu plus ample connaissance avec les frères.
J’ai admiré l'énergie avec laquelle Bruno s’engage : dans
la maison et le jardin, dans la paroisse, avec différents groupes.
Il connaît Dieu et le monde, parle avec tout le monde, fait ses
blagues. Et en même temps, il est un conseiller très demandé et
s'occupe des intérêts des enfants, des pauvres, des malades.
Climenti est très présent dans la maison, il accueille les nombreux
visiteurs et visiteuses, s’occupe du jardin, des poules… Il
chante dans la chorale de la paroisse et aide parfois aussi à la
catéchèse. Edouard a également été très attentif. Il vit un bon
rythme de travail (trois jours par semaine au secrétariat de la
paroisse) et de prière. En même temps, il s’occupe de certains
services à la maison et au jardin. Pius m’avait déjà
impressionné à Spello par son calme et sa sérénité. Il ne parle
pas beaucoup, mais il est attentif et serviable. Il est très doué
pour la pratique et a immédiatement reçu une offre d’emploi
(menuiserie de la paroisse). Mais la première chose à faire est
d’apprendre le kiswahili, ce que Pius a commencé à faire quelques
jours après son arrivée.
Le
matin, le coq nous réveille encore dans la nuit la plus noire et
nous avertit de ne pas délaisser la prière. Déjà St-Ambroise de
Milan a médité sur le rôle du Coq dans la pratique religieuse :
Créateur
éternel de l’univers,
Qui
rythmes la nuit et le jour,
Aux
heures, donne leur variété,
Pour
dissiper notre ennui.
Le
chant du coq a retenti,
Il
a éveillé au creux de la nuit…
Le
coq réveille ceux qui dorment,
Son
cri secoue les somnolents,
Accuse,
de même, les renégats.
Au
chant du coq revient l’espoir…
En
accord avec le chant naturel des oiseaux et les appels du muezzin qui
résonnent dans les haut-parleurs, la prière commence dans la
chapelle. Même si nous ne sommes que quelques frères, le chant est
plein et beau, parfois à plusieurs voix.
Après
le petit-déjeuner, nous nous mettons au travail : Climenti au
jardin, Edouard à la paroisse, Bruno à de nombreux endroits
(paroisse, école, jardin…). Les frères cuisinent à tour de rôle,
– et le jardin offre tant de choses qui peuvent être préparées
pour un repas savoureux.
Après
la pause de midi, Bruno et Climenti se mettent souvent en route pour
rendre visite aux gens de Mlangarini. J’ai pu les accompagner et, à
côté des cases traditionnelles, j’ai ainsi pu avoir un aperçu,
petit mais fort, des cabanes pauvres où nous avons, par exemple,
rendu visite à des personnes âgées et apporté la communion aux
malades. Dans les huttes les plus pauvres, nous avons été
chaleureusement accueillis et invités à boire une tasse de thé ou
un verre d’eau. Le nom “Joji” faisait toujours naître un
sourire sur les visages et on me demandait souvent de saluer Joji
chaleureusement. Aussi les noms d’Alex, de Yesudas, de Gilles…
résonnent encore avec des échos brillants. Quelques mots sont
échangés avec toutes les personnes que l’on croise sur les
chemins poussiéreux. Quelle différence avec Leipzig, où l'on ne se
salue même pas dans la rue ! Et si l'on tente de le faire, les
gens détournent le regard, irrités. Ici, on sent un grand réseau
de solidarité, de communication, de communion. Les gens se
connaissent, se saluent, connaissent le sort des autres, se
soutiennent mutuellement.
Un
lieu de rencontre important est aussi la fraternité, où les gens
viennent toujours pour parler, pour apporter quelque chose, pour
demander une faveur ou une aide… Il y a toujours une chose ou
l’autre à partager : des nouvelles, des soucis, de la joie,
mais aussi des papayes, des mangues ou des bananes. L’arbre qui
fait de l'ombre aux bancs disposés devant la fraternité, me
rappelle le chêne de Mambré, où Dieu lui-même peut arriver
accueilli comme un hôte.
Les
couleurs m'impressionnent : des arbres et des buissons en fleurs
d’un rouge, d’un violet et d’un jaune éclatants. Et les gens,
surtout les femmes, rivalisent avec la nature, également vêtus de
couleurs brillantes. Quel bienfait pour mes yeux qui, dans notre
quartier de Leipzig et surtout en hiver, doivent s’accommoder d’un
excès de gris.
L’un
des points forts de mon voyage a été le renouvellement des vœux de
Climenti. Ce fut une célébration dans le cercle familial le plus
étroit : 9 petites sœurs (dont 6 novices) et le vicaire de la
paroisse sont venus. Nous avons célébré une liturgie simple mais
festive, puis nous avons passé quelques heures ensemble dans le
jardin de la fraternité, avec un délicieux déjeuner, accompagné
d’un gâteau préparé par les sœurs. Un très beau moment de
partage entre sœurs et frères des différentes fraternités.
Le
samedi matin, les frères se rendent dans les “petites communautés
chrétiennes” pour prier et écouter la parole de Dieu.
Impressionnant, quand nous étions alors assis devant une simple
case, le livre de prière à la main, et que nos chants s’unissaient
au caquètement des poules et aux chœurs polyphoniques des oiseaux.
Une phrase de la préface de la quatrième prière m’est venue à
l’esprit : « Unis avec la création tout entière, qui
t’acclame par nos voix ! » J’ai également entendu un
loriot (ou du moins je l’ai imaginé). Le loriot qui nous réjouit
de ses notes de flûte dans notre ermitage de Schönburg (Allemagne)
passe l’hiver quelque part en Afrique de l’Est. Peut-être que ce
matin-là, avec le grand soleil qui se lève, c’est justement
“notre” loriot de Schönburg qui m’a salué…
Les
services religieux à Mlangarini et Chekereni (station principale)
m’ont profondément touché. Aucune comparaison avec les services
religieux que je connais en Europe (qui peuvent, bien sûr, avoir
leur propre beauté). Ici, j’ai vu, j’ai ressenti ce que même
Saint-Ignace n’aurait probablement pas pu imaginer lorsqu’il
parlait de “prier avec tout son corps”. Prier est physique, l’âme
s’exprime dans le corps, le chant résonne à plusieurs voix, avec
des voix puissantes, peut-être aussi à un volume incontrôlé, mais
en revanche du plus profond de l’âme et de la gorge. Tout oscille,
vibre, trouve une résonance, entraîne : Ceci est mon corps,
livré à Dieu ! Qu’une messe catholique peut être tellement
vivante !
Les
services religieux sont des lieux de fête, de consolation, de
rencontre, d’encouragement. Et les gens ont aussi besoin de cela,
car la situation sociale et économique est déplorable pour
beaucoup. Bruno m’a montré les immenses serres dans lesquelles on
cultive des fleurs pour l'Europe.
Il
m’a parlé des salaires très bas pour les femmes et des produits
chimiques dangereux qui y sont utilisés, avec pour conséquence des
maladies graves (cancer, stérilité…). En Allemagne, il existe un
slogan qui fait la promotion de l’utilisation des fleurs pour
exprimer une amitié, un remerciement, une déclaration d’amour :
“Laissez parler les fleurs” ! Et si ces fleurs pouvaient
vraiment parler et raconter le sort des femmes qui sont exploitées
et empoisonnées pour que l'on puisse mettre des fleurs sur le marché
européen le moins cher possible …
Un
autre moment fort : Bruno m’a emmené au marché masaï sur un
piki-piki (moto). Nous avons mangé de la viande fraîchement
grillée, agrémentée d’une bouteille de bière. Ainsi, à la fin
de mon voyage, j’ai eu un petit contact avec la culture masaï :
j’ai vu des hommes maigres, vêtus de robes rouges ou bleues, avec
un bâton de berger à la main qui les accompagne fidèlement lors de
leurs longues marches. En même temps, le marché offre aussi une
image de grande pauvreté qui m’a rappelé la cancha de
Cochabamba : les gens essaient de vendre n’importe quoi :
chaussures, téléphones, couteaux de poche, tomates, poulets…
En
route, une autre image qui me bouleverse profondément : des
femmes qui brisent des pierres avec de lourds marteaux pour en faire
un gros gravier. Là encore, la Bolivie me vient à l’esprit :
Des femmes au Cerro Ricco (Potosi), qui broient des pierres pour y
trouver peut-être des restes de minéraux. Et enfin, le fleuve que
nous traversons : plein de déchets plastiques et de produits
chimiques mousseux.
Les
hommes parviendront-ils encore à sauver de la mort non seulement le
Serengeti, mais aussi notre planète menacée ? Les questions de
mon enfance me rattrapent, plus pressantes que jamais. En guise
d’adieu, un très bon repas a été préparé une fois de plus. Et
Bruno m’a révélé que le sort du coq qui m’a réveillé ces
derniers jours à des heures indues a été scellé dans la marmite !
Je
remercie les frères pour leur présence en Tanzanie, pour la vie de
Nazareth comme lumière d’humanité, pour leur témoignage de vivre
notre charisme en tant que religieux et frères. Je suis également
conscient du courage qu’il faut pour vivre en Afrique de l’Est en
tant que “petits frères” enracinés dans l’Évangile. Si peu
de frères… si loin des autres fraternités… Mon voyage a été
trop court. Mais je suis revenu avec une fierté pour nos quatre
frères de Mlangarini.
Andreas