Andreas avril 2022
Chers frères !
Comme
vous le savez j’ai participé au chapitre des Petits Frères de
Jésus à Avila, qui s’est bien déroulé et terminé.
Pendant
le chapitre, nous avons fait une excursion dominicale à Salamanque.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette ville si riche en histoire et
en culture. Je voudrais juste vous parler d'un endroit qui m’a
particulièrement touché. Avec Mirek-(PFJ), nous nous sommes
délibérément rendus sur la tombe de Francesco di-Vitoria. Ce moine
dominicain a été le premier juriste de l’histoire mondiale à
formuler le droit international au 16e siècle. Le contexte était la
conquête de l'Amérique par la couronne espagnole. Dans une
exposition, on pouvait notamment lire : “On ne peut jamais
reconnaître comme motif de guerre le fait qu’un empire veuille,
par cupidité, étendre son domaine de puissance”. “Chaque peuple
a le droit de choisir son propre destin”. J’ai été très touché
de lire de telles phrases alors qu’une guerre brutale est menée en
Ukraine.
Quand
l’histoire de l’humanité verra-t-elle enfin la reconnaissance
des droits fondamentaux de tous les hommes et de tous les peuples ?
Après
mon départ d'Avila, j'ai passé de longues heures à l'aéroport de
Madrid. De nombreuses impressions du Chapitre résonnaient encore.
Une question me préoccupe depuis longtemps : Je vis la
fraternité comme un grand cadeau et un merveilleux espace de vie
pour suivre les traces de Jésus de Nazareth. Pourquoi sommes-nous de
moins en moins nombreux ? Pourquoi si peu de jeunes nous
rejoignent-ils ? Je me suis souvenu d’une petite histoire
racontée par Thérèse d'Avila. Avec la réforme de son ordre, elle
avait beaucoup de soucis et de problèmes. Et parfois, des
difficultés extérieures venaient s’y ajouter. Un jour, elle était
en route avec une charrette tirée par des bœufs. Il pleuvait à
verse et la charrette s'est enlisée dans une boue profonde. Dans
cette situation, où l’on aurait envie de jurer, Teresa pria :
“Ah Jésus, si tu agis ainsi avec tes amis, ne t'étonne pas d’en
avoir si peu…”.
Enfin
l’avion pour la Bolivie. J’étais un peu excité à l’idée de
repartir pour Cochabamba après presque 17 ans. Lorsque l’avion
a décollé, beaucoup de bons souvenirs, intenses et émouvants, sont
également montés en moi.
Marco est venu me chercher à l’aéroport
de Cochabamba et, dans la fraternité de Pinami Chico, Jose-Luis m’a
aussi accueilli très chaleureusement. J’étais de retour dans un
endroit familier après de nombreuses années. Je me suis promené
dans la maison, le jardin, les chambres, laissant les images, les
sons et les odeurs m’imprégner. Des souvenirs qui étaient restés
enfouis au plus profond de moi me sont revenus à l’esprit, des
noms et des histoires auxquels je n’avais plus pensé depuis une
éternité en Allemagne…
Nous
sommes habités par de nombreux souvenirs auxquels nous n’avons
plus accès. Et pourtant, ils sont présents et contribuent à
façonner nos humeurs, nos rencontres et nos décisions. C’est
peut-être comme si nous écrivions un livre chaque jour : tout
ce que nous vivons est consigné dans notre for intérieur. Mais
comme nous écrivons et tournons feuille après feuille, certaines
pages de ce livre sont bientôt perdues de vue. En faisant la
rétrospective de la journée, nous sommes parfois étonnés de tout
ce qui s'est passé en une journée – et qui avait déjà presque
été oublié le soir même. Ces livres du jour sont stockés dans
une grande bibliothèque intérieure. Nous pouvons toutefois envoyer
un serviteur dans la bibliothèque si nous voulons nous souvenir de
quelque chose. Il
ramène certains éléments à la lumière de la conscience en
quelques secondes. Pour d’autres, il doit chercher plus longtemps.
Et beaucoup de choses restent simplement stockées et ne sont jamais
ressorties de la bibliothèque qui ne cesse de s’agrandir. Parfois,
le serviteur nous apporte un vieux livre sans que nous le demandions
et nous nous souvenons soudain de quelque chose qui avait disparu
depuis longtemps. Ou bien nos rêves nous conduisent dans la
bibliothèque intérieure. Enfin, il peut arriver qu’une rencontre
fasse ressortir un vieux livre et qu'on l'ouvre. Par exemple, lors
d’une visite dans mon pays natal, dans la maison où j’ai grandi.
Soudain, les souvenirs d’enfance refont surface… Et c’est avec
étonnement que je feuillette le livre: oui, c’était exactement
comme ça à l'époque !
De
la même manière, mon vieux livre sur la Bolivie a été rouvert.
Des choses apparemment oubliées depuis longtemps sont soudain
revenues. Et j'ai demandé aux frères : qu’est-il arrivé à
Dona-Feliza ? Et de Don Pedro ? Jose-Luis raconte que
certaines personnes sont décédées, d’autres ont eu des
petits-enfants. Beaucoup de gens ont construit une maison plus grande
et plus belle. Et en effet : lorsque j'avais fait mes adieux à
Cochabamba il y a 17 ans, la fraternité se trouvait encore dans
le “campo” avec des champs où l’on cultivait maïs et trèfle
et où paissaient des vaches. Et, maintenant, tout est bétonné. La
maison à un étage des frères est coincée entre des maisons à
plusieurs étages. Le progrès s’est surtout incarné dans la
construction de maisons, de magasins et de routes.
Mais qu’est-ce
que le progrès ? Quels développements mènent vraiment plus
loin ? Il y a un progrès économique : les revenus des
ressources minières et de la culture de la coca ont été en partie
investis dans l’infrastructure. Les Chinois ont construit des
routes et des ponts (avec leur propre personnel !) et se sont
assurés de grandes surfaces agricoles. Les offres de formation ont
également été fortement développées et de nombreux jeunes ont la
possibilité d’obtenir un baccalauréat et d’étudier.
Mais
à quoi mesure-t-on le progrès ? Par le PIB ? Au
développement du réseau routier ? Aux structures
démocratiques ? Existe-t-il un progrès “spirituel”, et à
quoi le mesure-t-on ? Lorsqu’on parle de “progrès”, ne
faut-il pas également demander si les femmes se portent mieux (moins
de violence), et de même pour les enfants, les personnes
handicapées ? Et à quel prix le progrès est-il acheté ?
On
a brûlé des forêts tropicales à grande échelle pour accéder à
des ressources minières ? Et est-ce un progrès que la
consommation ait augmenté et que l’on propose désormais beaucoup
plus de produits en plastique, et que les routes et les champs
(jusque dans les régions reculées) soient désormais pollués par
des déchets plastiques ? Des milliers de personnes (surtout des
femmes) sont toujours assises au bord de la route pour vendre quelque
chose (quelques tomates, des pommes de terre ou quelques rouleaux de
papier toilette).
Vêtue
de riches couleurs
une femme indienne accroupie
à la chevelure de
pauvre
elle a étalé sur la couverture
une poignée de poires
et
quelques pommes de terre
elle vend son néant
et offre d’une main
creuse
son rien à la vente
elle aimerait
vendre sa faim,
mais il y
en a déjà trop.
Le
progrès économique est passé à côté de beaucoup de pauvres
femmes, et les a oubliées. (“Des deux femmes qui moudront
ensemble : l’une sera emportée, et l’autre laissée. cf.
Lc17, 34). Il reste donc le grand défi de savoir comment rendre
l’économie plus juste.
Une
autre question est celle des relations sociales. Les frères m’ont
raconté que de nombreuses relations se brisent encore et que les
enfants en sont les victimes. Il y a toujours un nombre incalculable
d’enfants et de jeunes qui vivent dans la rue ou dans des foyers.
L’alcoolisme et la violence restent un défi majeur. Et au milieu
de cette société pleine de bouleversements, nos frères.
Jose-Luis
et Marco vivent une très belle insertion à Pinami Chico. Les frères
sont pleinement intégrés dans la vie du village, avec le voisinage
et aussi par les services religieux et la catéchèse dans la petite
église de Pinami. Le “commerce de yaourts”, dans lequel j’ai
été à l‘époque un “associé”, continue à prospérer et
permet une présence impressionnante sur le marché de Cochabamba. Ce
travail aide Marco à nouer de très nombreuses relations avec les
gens ordinaires, ce qui est très enrichissant pour lui.
Cependant,
en raison de son état de santé, Jose-Luis a décidé, il y a
quelques mois déjà, de rentrer en Espagne. La crise cardiaque qu’il
a subie en février 2022 a encore renforcé cette décision. Lorsque
Jose-Luis a annoncé qu'il allait quitter la Bolivie lors de la
rencontre de la communauté de laïcs “Charles de Foucauld” à
Quillacollo, le lundi de la Semaine Sainte, toutes les personnes
présentes ont spontanément fondu en larmes. Outre la douleur, les
personnes présentes ont également exprimé une grande gratitude :
pour la communauté créée par les frères, pour une autre manière
d’être Église, pour l'amitié et la solidarité. Et la question
angoissante : la fraternité de Pinami va-t-elle continuer à
exister ?
Les
regards se sont tournés vers moi. Je balbutiais et essayais de dire
que tout le bien que nous avons vécu restera. Et que, par
conséquent, ce que les frères, comme Patricio, ont vécu ne se perd
pas non plus, car il est conservé dans le cœur de Dieu. Et dans nos
cœurs. Et que la communauté des laïcs puisse continuer à porter
ce bien. C’est tout ce que je pouvais dire à ce moment-là. Mais
j'avais moi-même apporté dans mes bagages cette grave question sur
l'avenir de la Fraternité de Cochabamba.
Marco
avait déjà signalé, il y a quelques mois, qu'il souhaitait rester
plus longtemps à Cochabamba. Mais seulement si deux autres frères
le rejoignaient. Franco R. (de Spello) s'est montré disponible pour
aller à Cochabamba pendant une période limitée. Xavier qui prend
un temps sabbatique, ayant atteint les 80 ans, viendra aussi à
Cochabamba. Nous avons demandé aux PFJ si, de leur côté, un frère
pouvait venir à Cochabamba, tout à fait dans l'esprit de la
Fédération, et nous avons trouvé beaucoup de compréhension et de
bienveillance pour ce projet.
Je
remercie Jose-Luis, Marco et Max pour le chemin spirituel que nous
avons fait ensemble: se mettre à l’écoute et en disponibilité,
chercher des alternatives, discerner et évaluer – et décider
ensemble.
* *
Le
lundi de la semaine sainte, j'avais pris le bus de nuit pour me
rendre à El Alto. Je ne reconnaissais plus la ville : tant de
maisons à plusieurs étages, de grands magasins... Et puis le réseau
de téléphériques de La Paz vers et au-dessus d'El Alto. Pour
désengorger le trafic routier constamment congestionné, on n'a pas
décidé de forer en profondeur (métro), mais de construire des
téléphériques "nel alto". Avec un superbe panorama (vue
sur la ville et les montagnes enneigées), on plane au-dessus des
rues encombrées et on arrive rapidement à destination.
À
El Alto, j'avais donné rendez-vous à Max à la cathédrale, où
nous avons assisté à la messe chrismale avec l'évêque. Max, qui
vit depuis 47 ans à Titicachi, est le prêtre le plus âgé du
diocèse.
Tout
le monde s'est approché de lui pour le saluer. Je me suis réjoui de
cette reconnaissance et de cette estime pour notre frère.
Le
trajet jusqu'à Titicachi reste toujours impressionnant. Même s'il y
a maintenant une nouvelle route, il reste toujours deux bonnes heures
sur une piste qui longe des pentes abruptes. Ces derniers mois, deux
bus se sont écrasés sur cette route, faisant des victimes. Ce
trajet traverse un paysage de montagne gigantesque, avec des
ruisseaux et des cascades. Et toujours la vue sur le majestueux
Ilampu (6368 m) recouvert de neige. Géographiquement, Titicachi est
"à la dernière place" et j'ai beaucoup de respect pour
Max et les frères qui y ont vécu et travaillé.
Si
aujourd'hui de nombreux jeunes de Titicachi peuvent bénéficier
d'une bonne formation professionnelle, si d'autres peuvent aller à
l'école secondaire et faire des études, c'est aussi grâce à
l'engagement des frères. Ainsi, un progrès matériel a également
fait son apparition à Titicachi. Les bâtiments plats en argile
grise ont cédé la place ici et là à des maisons à plusieurs
étages en briques rouges. Et le niveau d'éducation plus élevé a
certainement contribué à faire reculer l'alcoolisme traditionnel.
Les
frères ont beaucoup contribué au développement de cette région
éloignée et isolée. Actuellement, Ces derniers temps, Max s'occupe
notamment de la construction de systèmes d'irrigation. Je suis
reconnaissant d'avoir pu participer aux célébrations de Pâques à
Titicachi. J'ai été particulièrement impressionné par le chemin
de croix. Nous sommes montés à pied pendant environ deux heures
jusqu'à un sommet où nous avons célébré la liturgie du Vendredi
saint. Parfois, les nuages laissaient entrevoir une vue panoramique
sur l'immense paysage montagneux. J'ai ressenti un mélange de
Golgotha et de Thabor : le chemin de la souffrance sur lequel tombe
une lumière divine. Nous avons besoin d'avoir des "yeux de
Pâques" (Klaus Hemmerle) pour découvrir, au milieu de la
douleur, de la culpabilité et de la rupture, cette autre dimension
dont Jésus a témoigné : que rien ne peut plus nous séparer de
l'amour de Dieu. (Rm 8,39)
La
longue et fidèle présence des frères a témoigné pour beaucoup de
la lumière de l'Evangile. Mais cela va aussi de pair avec des
souffrances : le fait que beaucoup se laissent désormais attirer par
des sectes évangéliques crée une certaine souffrance pour Max. Il
reste l'espoir que tout le bien qui a été semé ici continue à
croître, peut-être de manière invisible, petite, impuissante.
Charles de Foucauld est un bon compagnon de route pour interpréter
et réussir de telles expériences : là où nous voyons, à première
vue, l'échec et la rupture, les "yeux de Pâques" peuvent
déjà nous faire pressentir la lumière divine qui nous attend en
toute chose.
Je
nous souhaite des yeux de Pâques,
qui,
dans la mort, vont jusqu'à la vie,
dans
la culpabilité jusqu'au pardon,
dans
la séparation jusqu'à l'unité,
dans
les blessures jusqu'à la gloire,
dans
l'homme jusqu'à Dieu,
en
Dieu jusqu'à l'homme,
dans
le moi jusqu'au toi
de
l'homme à la femme.
(Klaus
Hemmerle)
Merci,
Max, pour ces 47 ans de présence fidèle à Titicachi. Merci,
Jose-Luis, pour les nombreuses années durant lesquelles tu as
construit et fait vivre la fraternité de Cochabamba. Merci à vous,
Marco et Franco, pour votre disponibilité et votre confiance.
Et
c'est ainsi que nous vivons avec l'espoir de construire un pont vers
l'avenir à partir de piliers fragiles!