Trinité


Récit du voyage


à


Salvador de Bahia


(10 – 19 juillet 2023)


     


    Avant mon voyage au Brésil, je ne connaissais Joao que par des rapports et par des contacts téléphoniques. À l’aéroport de Salvador il est venu avec Henrique me chercher. Il marche avec une canne, mais aussi avec de l’énergie ! Et j’étais très content de voir enfin Giovanni Cara “cara a cara” (face à face)!

    En passant par les quartiers modernes de Salvador, j’ai vu d’impressionnants immeubles de grande hauteur, des quartiers d’affaires et financiers, puis une église évangélique nouvellement construite (4 000 places assises). Bientôt, nous sommes arrivés à la vieille ville, au port et là à une église catholique délabrée. Première impression : une église tombée en ruines, abandonnée, morte.

Tenda da Trinidade


    Mais c’est précisément dans ces murs de l’église “Trindade do mar” qu’une nouvelle vie s’est épanouie. Une vie qui coule des fontaines de l’évangile. Parce qu’habitent ici une quarantaine de femmes et d’hommes qui vivaient auparavant dans la rue et qui sont désormais dépendants (fauteuils roulants ou cannes); des gens dont les visages sont marqués par une vie de misère. Beaucoup sont malades mentaux (et c’est pourquoi ils se sont retrouvés dans la rue). Et maintenant, ils ont trouvé ici une communion très fraternelle avec des personnes qui viennent de différentes professions et situations de vie : parmi eux se trouvent des jeunes et des personnes âgées, des couples mariés, des enfants, des infirmières, un vétérinaire, un prêtre diocésain, des religieuses, et Joao. Ce qui les rassemble, c’est la recherche de la communion évangélique. Ici, avec des gens de la rue, qui vivent souvent du recyclage, une église délabrée a été “recyclée”. Et, maintenant, ils vivent l’église au sens originel, comme une appartenance à la “Trinité”, dans la dynamique du partage, de la solidarité, de l'hospitalité. Ce n’est pas un hasard si l'icône de “l’hospitalité” (philoxenia) se retrouve dans de nombreuses variantes dans cette église : Chacun et chacune trouve place à la table de la Trinité.


    Cette église ressuscitée est située sur une petite colline, sous laquelle se trouvait directement la plage. Entre-temps, le grand port de fret/cargo de Salvador y a été construit : On voit de gigantesques grues qui chargent et déchargent les porte-conteneurs jour et nuit. Le bruit du port et des grandes rue est terrible.



Docks
    Et, au milieu de cette mer de bruit, de commerce et d’agitation, s’élève une petite île verte : l’église de la Trindade. Elle est habitée jusqu’au dernier recoin : on y prie, il y a des ateliers, des entrepôts, des dortoirs. Et, autour de l’église, il y a des jardins fleuris, arbres fruitiers, potagers. Une petite île de paix et d'humanité dans un océan d’activités inhumaines. Nos églises ne devraient-elles pas être juste cela ? Le rythme de la communauté est de simplicité monastique : matin et soir à 7 h et à 19 h, la communauté se réunit pour la prière dans l'église, qui se caractérise par le style de Taizé : chants en répétition, écoute de l’Évangile, silence… Repas dans une salle à manger, où on partage aussi les nouvelles. L’ambiance est calme et attentive. Un tel rythme donne stabilité et paix, en particulier pour les personnes qui ont dû vivre de manière si instable. En plus de la prière, le travail caractérise la routine quotidienne : nettoyer, cuisiner, ramasser du bois (pour cuisiner), et des choses qui peuvent être recyclées; aller au marché pour ramasser des légumes et des fruits qui ne peuvent plus être vendus. Et puis l’accompagnement des nombreux malades chez le médecin, l’administration des médicaments, l’accompagnement des mourants. L’atmosphère de la communauté est celle d’une grande chaleur, d'attention et de paix. Je me suis rappelé du style de l’Arche.


Jardinier



    Une partie de la communauté dort dans l’église sur des cartons (j'ai fait ça aussi), d’autres personnes âgées ou handicapées dorment dans de petites maisons autour de l’église, comme Joao. Celui-ci vit dans cette communauté depuis 13 ans, et il y est étroitement lié depuis sa fondation (2000).


    À l’origine de ce projet se trouve l’expérience d’Henrique, qui a voyagé en pèlerin en Amérique du Sud pendant de nombreuses années. De ce fait, il connaissait la vie dans la rue et avait de bons contacts avec de nombreuses personnes sans domicile fixe. En même temps, il a connu de nombreuses communautés religieuses et paroisses, d'autant plus qu’il avait souvent dormi dans des salles de l’église.


    Enfin, le projet est né : dans l’église abandonnée de la Trinité à Salvador, une communauté devait être créée, avec les trois pèlerins divins, hôtes d’Abraham, en son centre spirituel.




    À l’âge de 80 ans, Joao, qui connaissait bien Henrique, s’est intégré dans cette communauté d’accueil. Il a trouvé sa place : il est l’aîné et est accompagné par les jeunes comme “grand-père” avec beaucoup d’amour et d'attention. Il aime participer à la vie communautaire, mais se retire aussi pour lire et vivre d’une manière contemplative. Malheureusement, il ne peut pas se rendre à un ermitage situé sur l’île de la Baie de Salvador, car il y a tellement de violence (principalement à cause de la drogue) que la communauté a renoncé à tourner sur l’île. Joao m’a beaucoup partagé sa vie. En tant que jeune prêtre, il a été confié à un curé qui l’a profondément impressionné par son style de pauvreté et son humilité. Après une période comme prêtre Fidei donum au Brésil, Joao est retourné en Sardaigne et fut nommé directeur du séminaire1. Mais il a été fasciné par la spiritualité de Charles de Foucauld (aussi à travers les frères de Bindua) et il est donc entré dans notre Congrégation et est revenu au Brésil (1975).

Joao et amies

    J’ai pu toucher ici une partie de son histoire : Rita Maria, qui est très proche de Joao, est venue nous chercher tous les deux en voiture et nous nous sommes rendus dans un centre pour enfants et adolescents, “Pequeno-puente” (un petit pont), pour des jeunes gens de la rue qu’il s’agit de sortir de la rue par des activités sportives par exemple. Joao a contribué à ce projet. Nous avons également visité le quartier où Joao (par exemple avec Marcelo et Theo) a vécu pendant 30 ans. Et même si Joao a été absent pendant 15 ans, il a été accueilli avec affection et chaleur partout où il marchait dans la rue. J’ai été particulièrement touché par la visite de Joao chez sa “vieille voisine”, Dona Señora (101 ans).

Dona Senora



   Lors de ma visite, j’ai essayé de m’imprégner un peu du rythme de la communauté : j'ai accompagné quelques membres en balade avec une charrette à bras au marché pour mendier des légumes. Là je me suis plongé dans un océan de senteurs et d’odeurs (épices, fruits, légumes…) qui m’ont rappelé la Cancha de Cochabamba. Un autre jour, nous sommes allés dans un dépotoir pour chercher du vieux bois…


    J’ai été très touché par les prières du matin et du soir, par la liturgie de la Croix, le vendredi et la liturgie de la lumière le samedi soir. Et le jeudi et le dimanche, on célèbre l’Eucharistie (présidée par Joao). Le jeudi, lors de cette célébration, la nourriture est placée sur la longue table dans l'église et le repas est pris dans l'église. C’est ça l’Eucharistie : la table de Jésus prolongée dans la vie de tous les jours. Le sacrement de la vie quotidienne.


    Le projet communautaire comprend également des pèlerinages réguliers : Henrique accompagne des groupes (de la communauté et des autres) en pèlerinage à travers la ville ou à travers le pays. C’est ainsi que se transmet cette riche expérience spirituelle


    Malgré la distance, Joao est très attaché à notre fraternité : il lit attentivement la “Lettre blanche” et pose des questions intéressées sur de nombreux frères. Et au cours des derniers jours, il a partagé avec moi une partie de la richesse de ses expériences et m’a grandement enrichi de la sagesse de la vieillesse. « La vieillesse n’est pas une maladie, dit-il, mais une étape de la vie où vous devez apprendre à faire moins car vos forces s'amenuisent. Cela demande une chose : de la patience. » Et puis Joao a cité le Pape François, qui, dans un message aux religieux, a énuméré les trois “P” nécessaires : prière, pauvreté, patience.

Andreas et Joao

    Finalement Joao s'est confié à moi :

        « J’ai eu une conversation avec Dieu et je lui ai dit :

    – Regarde, mon Dieu. Je ne peux plus rien faire. Je n’ai même pas le droit d’aider au balayage et au nettoyage.
    – Et Dieu m’a répondu : Mais tu peux encore rire. Ris ! et puis les autres riront aussi. »

    C’est ainsi que Joao vit désormais le charisme du rire.
    Et ce charisme s’inscrit dans la communion de la Trinité.

    Cela me rappelle une phrase de Maître Eckhart : 

« Quand (Dieu) le Père sourit à son fils et que celui sourit en retour,
le rire apporte la joie, et la joie donne naissance à l’amour »

    Et cet amour est la personne du Saint-Esprit. Maître Eckhart interprète la Trinité comme la dynamique du rire : sourire à quelqu’un est une prise de contact. Les parents continuent de sourire à leur nouveau-né pour susciter un premier rire. Lorsque nous sourions à quelqu’un, nous exprimons notre amour.

Eucharistie

    Et l’autre personne peut lui rendre cette affection. Selon Maître Eckhart, l’Esprit Saint est cet amour en personne…

    Quand je souris à quelqu’un, cela ouvre un espace : je ne suis plus centré sur moi-même. L’humour m’aide à lâcher prise et à rire de moi-même. L’humour invite aussi les autres à rire. C’est ainsi qu’une relation peut commencer, dans l’espace de l’amour trinitaire. Joao et moi avons beaucoup ri ces jours-ci. À propos de quelques histoires drôles de sa vie. Ou à propos de blagues. Un prêtre un peu distrait célèbre une messe. Soudain il s’arrête et se tourne vers l’enfant du chœur : « Ai-je déjà fait la consécration ? » L’enfant de chœur n’est pas sûr et dit : « Je ne me souviens plus. » À quoi le prêtre répond : « Comment, tu ne te souviens plus de ça ? Comment peux-tu être si distrait pendant la Sainte Messe ! »

Andreas
(Prieur)


* * *


(Petit mot de Bernard B. à Andreas)

J’ajoute les fioretti de Joao. Il était, comme toi, recteur de séminaire à Cagliari
et quand il est devenu petit frère il a dit :
« Maintenant, il va falloir que je trouve du travail. »

Un cirque passait par là alors il est allé voir le patron pour lui demander du travail.
Le patron du cirque le regarde de la tête aux pieds et lui demande :
« Mais… au moins tu sais faire le dompteur ? »

Il répond :
« Bien sûr, j’étais recteur de séminaire. »

Réponse du patron du cirque :
« Bon, alors tu feras clown ! ».

C’est Joao même qui m’a raconté ça.