Avant
mon voyage au Brésil, je ne connaissais Joao que par des rapports et
par des contacts téléphoniques. À l’aéroport de Salvador il est
venu avec Henrique me chercher. Il marche avec une canne, mais aussi
avec de l’énergie ! Et j’étais très content de voir enfin
Giovanni Cara “cara a cara” (face à face)!
En
passant par les quartiers modernes de Salvador, j’ai vu
d’impressionnants immeubles de grande hauteur, des quartiers
d’affaires et financiers, puis une église évangélique
nouvellement construite (4 000 places assises). Bientôt, nous
sommes arrivés à la vieille ville, au port et là à une église
catholique délabrée. Première impression : une église tombée
en ruines, abandonnée, morte.
Mais
c’est précisément dans ces murs de l’église “Trindade do
mar” qu’une nouvelle vie s’est épanouie. Une vie qui coule des
fontaines de l’évangile. Parce qu’habitent ici une quarantaine
de femmes et d’hommes qui vivaient auparavant dans la rue et qui
sont désormais dépendants (fauteuils roulants ou cannes); des gens
dont les visages sont marqués par une vie de misère. Beaucoup sont
malades mentaux (et c’est pourquoi ils se sont retrouvés dans la
rue). Et maintenant, ils ont trouvé ici une communion très
fraternelle avec des personnes qui viennent de différentes
professions et situations de vie : parmi eux se trouvent des
jeunes et des personnes âgées, des couples mariés, des enfants,
des infirmières, un vétérinaire, un prêtre diocésain, des
religieuses, et Joao. Ce qui les rassemble, c’est la recherche de
la communion évangélique. Ici, avec des gens de la rue, qui vivent
souvent du recyclage, une église délabrée a été “recyclée”.
Et, maintenant, ils vivent l’église au sens originel, comme une
appartenance à la “Trinité”, dans la dynamique du partage, de
la solidarité, de l'hospitalité. Ce n’est pas un hasard si
l'icône de “l’hospitalité” (philoxenia) se retrouve dans de
nombreuses variantes dans cette église : Chacun et chacune
trouve place à la table de la Trinité.
Cette
église ressuscitée est située sur une petite colline, sous
laquelle se trouvait directement la plage. Entre-temps, le grand port
de fret/cargo de Salvador y a été construit : On voit de
gigantesques grues qui chargent et déchargent les porte-conteneurs
jour et nuit. Le bruit du port et des grandes rue est terrible.
Et,
au milieu de cette mer de bruit, de commerce et d’agitation,
s’élève une petite île verte : l’église de la Trindade.
Elle est habitée jusqu’au dernier recoin : on y prie, il y a
des ateliers, des entrepôts, des dortoirs. Et, autour de l’église,
il y a des jardins fleuris, arbres fruitiers, potagers. Une petite
île de paix et d'humanité dans un océan d’activités inhumaines.
Nos églises ne devraient-elles pas être juste cela ? Le rythme
de la communauté est de simplicité monastique : matin et soir
à 7 h et à 19 h, la communauté se réunit pour la prière
dans l'église, qui se caractérise par le style de Taizé : chants
en répétition, écoute de l’Évangile, silence… Repas dans une
salle à manger, où on partage aussi les nouvelles. L’ambiance est
calme et attentive. Un tel rythme donne stabilité et paix, en
particulier pour les personnes qui ont dû vivre de manière si
instable. En plus de la prière, le travail caractérise la routine
quotidienne : nettoyer, cuisiner, ramasser du bois (pour
cuisiner), et des choses qui peuvent être recyclées; aller au
marché pour ramasser des légumes et des fruits qui ne peuvent plus
être vendus. Et puis l’accompagnement des nombreux malades chez le
médecin, l’administration des médicaments, l’accompagnement des
mourants. L’atmosphère de la communauté est celle d’une grande
chaleur, d'attention et de paix. Je me suis rappelé du style de
l’Arche.
Une
partie de la communauté dort dans l’église sur des cartons (j'ai
fait ça aussi), d’autres personnes âgées ou handicapées dorment
dans de petites maisons autour de l’église, comme Joao. Celui-ci
vit dans cette communauté depuis 13 ans, et il y est
étroitement lié depuis sa fondation (2000).
À
l’origine de ce projet se trouve l’expérience d’Henrique, qui
a voyagé en pèlerin en Amérique du Sud pendant de nombreuses
années. De ce fait, il connaissait la vie dans la rue et avait de
bons contacts avec de nombreuses personnes sans domicile fixe. En
même temps, il a connu de nombreuses communautés religieuses et
paroisses, d'autant plus qu’il avait souvent dormi dans des salles
de l’église.
Enfin,
le projet est né : dans l’église abandonnée de la Trinité
à Salvador, une communauté devait être créée, avec les trois
pèlerins divins, hôtes d’Abraham, en son centre spirituel.
À
l’âge de 80 ans, Joao, qui connaissait bien Henrique, s’est
intégré dans cette communauté d’accueil. Il a trouvé sa place :
il est l’aîné et est accompagné par les jeunes comme
“grand-père” avec beaucoup d’amour et d'attention. Il aime
participer à la vie communautaire, mais se retire aussi pour lire et
vivre d’une manière contemplative. Malheureusement, il ne peut pas
se rendre à un ermitage situé sur l’île de la Baie de Salvador,
car il y a tellement de violence (principalement à cause de la
drogue) que la communauté a renoncé à tourner sur l’île. Joao
m’a beaucoup partagé sa vie. En tant que jeune prêtre, il a été
confié à un curé qui l’a profondément impressionné par son
style de pauvreté et son humilité. Après une période comme prêtre
Fidei donum au Brésil, Joao est retourné en Sardaigne et fut nommé
directeur du séminaire1. Mais il a été fasciné par la
spiritualité de Charles de Foucauld (aussi à travers les frères de
Bindua) et il est donc entré dans notre Congrégation et est revenu
au Brésil (1975).
J’ai
pu toucher ici une partie de son histoire : Rita Maria, qui est
très proche de Joao, est venue nous chercher tous les deux en
voiture et nous nous sommes rendus dans un centre pour enfants et
adolescents, “Pequeno-puente” (un petit pont), pour des jeunes
gens de la rue qu’il s’agit de sortir de la rue par des activités
sportives par exemple. Joao a contribué à ce projet. Nous avons
également visité le quartier où Joao (par exemple avec Marcelo et
Theo) a vécu pendant 30 ans. Et même si Joao a été absent
pendant 15 ans, il a été accueilli avec affection et chaleur
partout où il marchait dans la rue. J’ai été particulièrement
touché par la visite de Joao chez sa “vieille voisine”, Dona
Señora (101 ans).
Lors
de ma visite, j’ai essayé de m’imprégner un peu du rythme de la
communauté : j'ai accompagné quelques membres en balade avec
une charrette à bras au marché pour mendier des légumes. Là je me
suis plongé dans un océan de senteurs et d’odeurs (épices,
fruits, légumes…) qui m’ont rappelé la Cancha de Cochabamba. Un
autre jour, nous sommes allés dans un dépotoir pour chercher du
vieux bois…
J’ai
été très touché par les prières du matin et du soir, par la
liturgie de la Croix, le vendredi et la liturgie de la lumière le
samedi soir. Et le jeudi et le dimanche, on célèbre l’Eucharistie
(présidée par Joao). Le jeudi, lors de cette célébration, la
nourriture est placée sur la longue table dans l'église et le repas
est pris dans l'église. C’est ça l’Eucharistie : la table
de Jésus prolongée dans la vie de tous les jours. Le sacrement de
la vie quotidienne.
Le
projet communautaire comprend également des pèlerinages réguliers :
Henrique accompagne des groupes (de la communauté et des autres) en
pèlerinage à travers la ville ou à travers le pays. C’est ainsi
que se transmet cette riche expérience spirituelle
Malgré
la distance, Joao est très attaché à notre fraternité : il
lit attentivement la “Lettre blanche” et pose des questions
intéressées sur de nombreux frères. Et au cours des derniers
jours, il a partagé avec moi une partie de la richesse de ses
expériences et m’a grandement enrichi de la sagesse de la
vieillesse. « La vieillesse n’est pas une maladie, dit-il,
mais une étape de la vie où vous devez apprendre à faire moins car
vos forces s'amenuisent. Cela demande une chose : de la
patience. » Et puis Joao a cité le Pape François, qui, dans
un message aux religieux, a énuméré les trois “P”
nécessaires : prière, pauvreté, patience.
Finalement
Joao s'est confié à moi :
« J’ai
eu une conversation avec Dieu et je lui ai dit :
– Regarde,
mon Dieu. Je ne peux plus rien faire. Je n’ai même pas le droit
d’aider au balayage et au nettoyage.
– Et
Dieu m’a répondu : Mais tu peux encore rire. Ris ! et
puis les autres riront aussi. »
C’est
ainsi que Joao vit désormais le charisme du rire.
Et ce charisme
s’inscrit dans la communion de la Trinité.
Cela me rappelle une
phrase de Maître Eckhart :
« Quand (Dieu) le Père
sourit à son fils et que celui sourit en retour,
le rire apporte la
joie, et la joie donne naissance à l’amour »
Et cet amour est la personne
du Saint-Esprit. Maître Eckhart interprète la Trinité comme la
dynamique du rire : sourire à quelqu’un est une prise de
contact. Les parents continuent de sourire à leur nouveau-né pour
susciter un premier rire. Lorsque nous sourions à quelqu’un, nous
exprimons notre amour.
Et
l’autre personne peut lui rendre cette affection. Selon Maître
Eckhart, l’Esprit Saint est cet amour en personne…
Quand
je souris à quelqu’un, cela ouvre un espace : je ne suis plus
centré sur moi-même. L’humour m’aide à lâcher prise et à
rire de moi-même. L’humour invite aussi les autres à rire. C’est
ainsi qu’une relation peut commencer, dans l’espace de l’amour
trinitaire. Joao et moi avons beaucoup ri ces jours-ci. À propos de
quelques histoires drôles de sa vie. Ou à propos de blagues. Un
prêtre un peu distrait célèbre une messe. Soudain il s’arrête
et se tourne vers l’enfant du chœur : « Ai-je déjà
fait la consécration ? » L’enfant de chœur n’est pas
sûr et dit : « Je ne me souviens plus. » À quoi le
prêtre répond : « Comment, tu ne te souviens plus de
ça ? Comment peux-tu être si distrait pendant la Sainte
Messe ! »
Andreas
(Prieur)
* * *
(Petit mot de Bernard B. à
Andreas)
J’ajoute
les fioretti de Joao. Il était, comme toi, recteur de séminaire à
Cagliari
et quand il est devenu petit frère il a dit :
« Maintenant,
il va falloir que je trouve du travail. »
Un
cirque passait par là alors il est allé voir le patron pour lui
demander du travail.
Le
patron du cirque le regarde de la tête aux pieds et lui demande :
« Mais…
au moins tu sais faire le dompteur ? »
Il
répond :
« Bien
sûr, j’étais recteur de séminaire. »
Réponse
du patron du cirque :
« Bon,
alors tu feras clown ! ».
C’est
Joao même qui m’a raconté ça.