Lettre de la Fraternité de
Lille – Boulevard de Metz
Christophe
Gianluca (PFE), Gabriel (PFE), Yves (PFE)]
Chers
frères,
- .
Arrivé
à Lille dans le nord de la France à la sortie du noviciat en 2002,
c’est surtout dans cette ville que j’ai vécue en tant que frère,
soit dans la fraternité de Lille-sud, soit dans la fraternité du
Boulevard de Metz. C’est dans cette dernière que je vis
actuellement.
C’est
une fraternité fédérale où nous sommes quatre frères :
Gabriel, Gianluca et Yves, Petits-frères de l’Évangile, et moi
Christophe Petit-frère de Jésus.
Depuis
cinq ans, je travaille dans une école en tant qu’assistant auprès
de 12 enfants de 6 à 11 ans, des enfants en situation de
handicap. Je les aide dans les apprentissages scolaires et tente de
favoriser leur intégration parmi les autres élèves de l’école.
. En
2002, Jean-Louis, le frère responsable du noviciat, m’avait
lancé l’idée de faire un séjour hors d’Europe durant ma
formation. Je n’avais alors jamais quitté la France et je vivais
très bien comme cela. Cette proposition m’est apparue un peu
étonnante mais avec le temps, le désir de découvrir la vie dans
d’autres cultures s’est développé en moi. Pour vivre en frère,
je devais m’ouvrir un peu plus à l’accueil de la différence.
Après un temps de dialogue avec les frères de la région de France
et de la Fraternité générale, il est apparu intéressant que je
passe quelques mois en Espagne chez les frères de Málaga. Au début
de l’année 2005, j’ai donc appris quelques rudiments d’espagnol
et fait connaissance avec ces frères avant de partir pour une année
en Amérique du Sud. Ce séjour m’a permis de découvrir des
réalités très différentes au Chili, au Paraguay, en Bolivie mais
c’est en Argentine que j’ai vécu le plus longtemps. Ma
fraternité a été celle de Monte Grande dans la banlieue de Buenos
Aires. Je faisais alors la connaissance des frères qui
m’accueillaient : Daniel, Alvaro, Carlos, Pablo. Nous vivions
en lien étroit avec les frères de San Justo : Domingo et Chico.
Nous nous visitions chaque semaine.
Le
début de mon séjour à Monte Grande (avec Pablo et Domingo) a été pour moi un choc
violent. Je ne m’étais pas préparé à la rencontre d’une
réalité si différente de la France. Je ne comprenais que
difficilement les gens, car je ne parlais pas bien la langue. Mais
aussi et plus profondément, j’étais bousculé par leur mode de
vie, leurs priorités. Je ne
saisissais pas ce que voulaient vivre mes frères dans cette réalité
argentine. J’étais plein de certitudes sur la vie d’un petit
frère. Ce n’est
qu’au bout de trois mois que les choses ont commencé à
s’améliorer. J’ai essayé d’écouter avant de parler, de
chercher à comprendre avant de juger. Au fil des jours, j’ai pris
conscience que mes certitudes avaient besoin d’être relativisées.
On pouvait vivre autrement, y compris au sein de la fraternité, et
finalement ce n’était pas mal non plus. Ce chemin intérieur m’a
permis de vivre en paix et de me réjouir des rencontres. Je
commençais même à apprécier d’être dérouté par la
différence, car j’y découvrais une richesse. En comprenant mieux
les frères je commençais à les aimer davantage et des liens forts
se sont créés. Les voisins, les collègues de travail et les amis
devenaient toujours plus intéressants. En plus, ils étaient
vraiment attachants. Voilà une des choses que je garde de cette
expérience si forte en Amérique du Sud où j’ai laissé une
partie de mon cœur : le contact avec la différence comme
chemin de vie en frère, contact inconfortable qui bouscule mais qui
est source de vie et de joie. Je crois que la différence rencontrée
au quotidien par nos choix d’insertion nous ouvre à l’accueil de
l’altérité de Dieu dans le Royaume. Un Dieu totalement différent
et en même temps qui se fait infiniment proche jusqu’à demeurer
en nous.
De
retour en France, ce goût pour la rencontre des gens différents a
continué à se développer. Quand nous avons fondé la fraternité
du Boulevard de Metz en 2011(avec Jean-Pierre et Gabriel), je trouvais très attirant que huit
familles sur dix dans ce quartier très populaire étaient
originaires du Maghreb (surtout du Maroc et de l’Algérie) et
musulmanes. Créer des liens avec ces familles, mieux les connaître
et les comprendre, chasser ainsi nos préjugés pour nous rencontrer
en vérité… est au cœur de notre vie. Ces familles nous
accueillent très bien même s’il faut beaucoup de temps pour
s’apprivoiser. De grands fossés existent en France entre les
habitants des différentes communautés culturelles. On se croise
sans se rencontrer, on cohabite sans se connaître. La méfiance est
forte. Il existe chez les familles d’origine étrangère de nos
quartiers un sentiment de frustration. Elles se sentent rejetées,
victimes d’injustices, abandonnées par les pouvoirs publics comme
des citoyens de seconde classe. Cette frustration s’exprime de
temps en temps chez les jeunes par de la violence. Des émeutes
éclatent. Des jeunes brûlent des poubelles, des voitures et des
bâtiments représentant l’État français. La Police réplique
elle aussi de manière violente. Je me dis que les liens de respect,
d’amitié que nous essayons de créer au quotidien avec cette
population sont bien peu de choses, mais ils ont le mérite
d’exister.
Le
regard que l’on porte sur les personnes a un effet sur elles.
Travailler dans une école auprès d’enfants m’a permis de
mesurer l’impact d’un regard bienveillant sur la croissance des
enfants, un regard qui voit la beauté et la richesse d’une
personne. Un regard qui dit « tu as de la valeur » !
ou « tu es capable de faire de belles choses dans ta vie » !
Des
passages de l’Évangile me rejoignent particulièrement depuis
quelques années. On y découvre le regard de Jésus sur des gens
bien différents de lui, souvent méprisés par la société.
Dans
l’évangile de Jean, la Samaritaine est très étonnée de la
demande de Jésus « donne-moi à boire » alors que les
Juifs ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains. Jésus
enjambe ce fossé pour engager le dialogue avec elle.
Dans
l’évangile de Matthieu (Mt 8, 5-13), Jésus admire la foi d’un
centurion de l’armée romaine. Il n’est pas juif. C’est un
homme d’une autre culture, d’une autre religion. Il lui déclare :
« Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit :
dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri ». Ce
centurion qui croit fermement au pouvoir de guérison de Jésus a
sûrement reconnu son lien tout particulier avec Dieu. Jésus
poursuit : « Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du
levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et
Jacob dans le Royaume des cieux… ». L’invitation à ce
festin est faite à tous. Ce n’est pas l’appartenance ethnique ou
religieuse qui introduit dans le Royaume mais la sincérité de sa
foi en Dieu.
En
vivant au contact de familles arabo-musulmanes de notre quartier,
nous essayons de mener une sorte de dialogue dans le vivre ensemble
au quotidien. Il se traduit par l’échange de quelques gâteaux ou
parts de couscous, par des services de bricolage que nous rendons
chez nos voisins de palier, par une aide dans le travail scolaire que
je peux apporter aux enfants.
Yves
passe du temps sur un des bancs situés près de notre immeuble pour
discuter avec les personnes âgées ou handicapées, pour jouer de la
guitare avec un voisin…
Un
autre type de dialogue m’attire depuis des années ; c’est
un dialogue entre croyants chrétiens et musulmans. Depuis deux ans,
un petit groupe a vu le jour. Des musulmans d’une confrérie soufie
(une branche spirituelle de l’Islam) se réunissent régulièrement
dans une salle appartenant à la paroisse. De là est venue l’idée
de se rencontrer et de dialoguer ensemble sur notre foi en Dieu.
L’aventure a ainsi débuté. Le groupe compte maintenant huit
membres: quatre chrétiens catholiques et quatre musulmans. Nous
passons une soirée ensemble tous les trois mois ; un repas
partagé puis un temps d’échanges sur un thème. Nous avons par
exemple abordé les thèmes de la prière, de la vie spirituelle, du
jeûne, de notre relation à la Vierge Marie.
Je
suis surpris par la confiance qui règne entre nous depuis le début.
Nous pouvons nous exprimer facilement. La curiosité pour la foi des
autres est le moteur du groupe mais aussi le désir de créer des
liens d’amitié. Ces liens me donnent beaucoup de joie, car ils
enjambent ce fossé dû à nos différences religieuses. Et en
regardant chacun, chacune quand nous mangeons autour de la table, je
me dis que notre modeste repas ressemble à ce festin avec Abraham,
Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, festin offert à beaucoup
venant du levant et du couchant, heureux d’être là, unis dans nos
différences.
Chers
frères, je vous embrasse avec toute mon affection.
Christophe
Gabriel,
Yves, Gianluca et Christophe
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