J'avais
vécu la fin du Ramadan en Algérie, qui est annoncée par les
premières lueurs du croissant de lune (après la nouvelle lune). Et
maintenant le voyage au pays du „Soleil levant“. Hier encore le
drapeau algérien avec le croissant de lune - et aujourd’hui le
drapeau avec le soleil rouge. Ce fut un voyage entre les mondes –
et pour moi le premier voyage de ma vie en Asie (sauf:
Israël/Palestine, Turquie, Syrie...). Et, en effet, j’avais le
sentiment d’être arrivé sur une autre planète – et plus
encore: dans un autre système solaire.
Cela
a commencé avec les contrôles à l'aéroport et l’omniprésence
d'électronique, dans un pays techniquement très développé, vous
êtes immédiatement accueilli par un “high-tech-controle”. En
même temps, il y a beaucoup de personnel à votre disposition qui
vous aidera de manière extrêmement polie, discrète et gentille.
L’aéroport
de Kansai est situé sur une île artificielle. Celle-ci mesure 4 km
de long et 1,2 km de large et fut remplie de 430 millions de m3
d’argile (extraite de trois montagnes). C’est l’évangile de
notre temps : Si vous comptez sur le dieu “Capital”, vous
pouvez dire à une montagne : « Jette-toi à la mer »
et elle le fera !
Ma visite au Japon a failli
être reportée à cause de soucis de santé de Masaru
(douleur de dos due à
un “ostéophyte”),
il avait donc du mal à marcher.
Mais, en fin de compte, c’était bien de le visiter maintenant. Et
il m’a très bien accueilli! Même si nous n’avons pas fait les
voyages prévus par Masaru, nous avons pu trouver tout le temps
nécessaire pour faire connaissance et échanger des idées. Masaru
se sentait mieux certains jours et moins bien d'autres.
Dès
mon arrivée, Aki (une amie de Masaru), qui était venue me chercher
à l’aéroport, nous a accompagnés à un petit parc à côté de
la fraternité. Les célèbres cerisiers étaient encore en fleurs
pour une première photo.
La
maison dans laquelle vit Masaru surprend par sa simplicité. Il se
situe dans un quartier où vivaient autrefois des exclus (ils
exerçaient des métiers ostracisés: une population méprisée).
C’était notre première rencontre et Masaru m’a donc parlé de
son chemin vers le christianisme et les Petits Frères de l'Évangile.
Comme je venais de Beni-Abbès, il m’a aussi montré les photos de
son noviciat et de son temps sabbatique en Algérie.
Beaucoup
d’entre vous connaissent la Fraternité de Wakayama. Après la mort
d'André, la chapelle se trouve désormais dans sa chambre et est
joliment meublée. Nous avons célébré chaque jour la messe le
matin et adoré ensemble pendant une heure le soir. Pour faire
attention à son dos, Masaru est resté dans la maison tandis que des
amis m’ont emmené faire de courtes excursions afin que je puisse
admirer les jardins japonais et un sanctuaire shinto.
Tout
est très bien entretenu, pas de déchets dans les rues, et partout
les gens sont très polis et discrets. L’art des jardins, avec les
arbres spécialement taillés, m’a fait grande impression : la
nature et l'art se confondent pour atteindre un degré de beauté
supérieur. Il en va de même pour la présentation des plats, qui
est toujours disposée de manière très esthétique. Et enfin aussi
la beauté des (jeunes) femmes.
En
me promenant dans le quartier, je m’arrêtais souvent devant les
petits jardins et m'émerveillais de leur beauté ! Je me
souvenais que Dostoïevski se rendait chaque année à Dresde pour
voir la magnifique Madone Sixtine de Raphaël. Il s'attarda longtemps
devant cette grande œuvre. C’est étonnant, car ses romans se
déroulent dans les zones les plus sombres et les plus perverses de
l’âme humaine. Mais ce qui l’anime, en réalité, c’est la
recherche de la beauté. Dans son roman “L’Idiot” il écrit:
« La beauté sauvera le monde ».
Pour
Dostoïevski, le contraire de la beauté n’était pas la laideur,
mais l’utilitarisme, l’attitude consistant à utiliser les autres
et à les priver ainsi de leur dignité. « Certes, nous ne
pouvons pas vivre sans pain, mais il est également impossible de
vivre sans beauté », répétait sans cesse Dostoïevski.
La beauté est plus qu’esthétique, elle a une dimension éthique
et religieuse. Il a vu en Jésus quelqu’un qui montrait la beauté :
« ll était un exemple de beauté et il l’a
implantée dans l’âme des hommes, afin qu’à travers la beauté,
ils deviennent tous frères les uns des autres. » C’est
aussi le message de la beauté que j’ai trouvée au Japon :
Elle nous aide à découvrir dans tout être humain, et même dans
toutes les créatures, des sœurs et des frères.
Les
échanges avec Masaru ont été très enrichissants. Il m'avait
préparé par écrit des dates et des événements importants
(concernant, par exemple : son histoire personnelle, l'histoire
de la fraternité, les contacts avec l'église locale). Ces données
m’ont aidé à mieux comprendre le développement de la fraternité
au Japon.
Par
exemple, je ne savais pas qu’il existait une classe de parias au
Japon (cette discrimination est arrivée dans le pays avec le
bouddhisme). Ils devaient vivre dans des quartiers étroits et
délimités de la ville et exercer des métiers méprisés (ce qui
les rendait “impurs”), comme ceux de croque-mort, d’ouvriers
d’abattoirs et de tanneurs. Masaru est sensible aux personnes qui
souffrent de discrimination. C’est ainsi qu’il s’est engagé
pendant de nombreuses années à une meilleure intégration des
“ex-hors-caste”. Beaucoup de choses se sont passées sur le plan
juridique, mais il y avait et il y a encore beaucoup à changer dans
la mentalité de la population (et aussi des chrétiens catholiques).
Dans
un groupe biblique avec Masaru, il est devenu clair que Dieu est un
Dieu de délivrance. Et qu’en suivant Jésus, les chrétiens
doivent défendre les personnes marginalisées et méprisées. C’est
ainsi que l’engagement pour les SDF1 est apparu. Leur nombre a
augmenté après la crise bancaire aux États-Unis
(“Lehman-Brothers”), car de nombreuses personnes ont perdu leur
emploi et souvent leur logement. Inspiré par Masaru et organisé par
lui, il existe toujours un groupe de volontaires (“patrouille”)
qui visitent les SDF (par exemple à la gare). Il s'agit d'aide
matérielle (riz, nourriture), mais avant tout de contact humain. Le
grand engagement de Masaru contre la discrimination a été reconnu
par un prix décerné par une organisation de défense des droits de
l'homme. Même après son travail en tant que secrétaire de la
commission épiscopale “Justitia et Pax”, son engagement en
faveur des droits de l'homme se poursuit encore aujourd’hui.
Professionnellement,
Masaru a travaillé pendant un certain temps dans le commerce, puis
dans un atelier de ferronnerie et enfin comme tanneur. 5 000
exclus vivaient à l’origine dans ce quartier résidentiel, qui a
beaucoup changé ces dernières années. L’infrastructure a été
améliorée et de nombreuses nouvelles maisons ont été construites.
La maison de la fraternité ressemble encore à une relique du passé
et en même temps elle rappelle que l’abolition légale de la
discrimination est loin de mettre fin à l’ostracisme social des
“ex-hors-caste”
La
Fraternité est un lieu où les gens peuvent aller et venir :
deux femmes qui viennent à la Sainte Messe, d'anciens hors caste,
des personnes qui ont besoin de conseils, des participants à la
“patrouille”… Cette maison avec les portes ouvertes est
inhabituelle dans la culture japonaise. Car ici, la devise suivante
s’applique : « Ma maison est mon château » ;
l’appartement est l’espace intime de la famille, dans lequel les
étrangers ne sont pas autorisés.
Comme
tout était nouveau pour moi, j'ai posé beaucoup de questions sur
l’histoire du Japon, le shintoïsme et le bouddhisme et j'ai trouvé
en Masaru un interlocuteur très bien informé ! À l’inverse,
j’ai aussi pu parler de certaines situations de la Fraternité et,
en même temps, j’ai remarqué que Masaru est très bien informé
et profondément uni à notre Fraternité.
J’ai
été très heureux que Sang-Shim (PFJ coréen, Assistant de le FG
vivant en Corée) soit également arrivé à Wakayama le 16 avril. À
l’origine, Nozomi (PFJ japonais) était censé venir aussi. Mais
son état de santé ne le permettait pas (suspicion de cancer ;
examens médicaux…). J’ai donc fait un voyage avec Sang-Shim
jusqu’à Mizusawa (800 km) pour visiter Nozomi.
Il y a quelques années, la
fraternité japonaise était encore bien étoffée. La situation a
changé lorsque Ludo est rentré en Allemagne. Et, quand André Gay
est décédé il y a un an, Giang a renforcé la fraternité aux
Philippines. Nozomi a alors décidé de déménager dans le diocèse
de Sendai pour servir comme prêtre dans la paroisse de Mizusawa. Au
nord du Japon, les catholiques sont encore plus dispersés qu’au
sud. Entre 20 et 30 personnes assistent à la messe dominicale, pour
la plupart des personnes âgées. Sang-Shim et moi sommes restés
chez Nozomi pour découvrir aussi un peu l’histoire de cette
région.
A
Mizusawa, la mémoire de Juan de Goto (1577?–
1638) est honorée. Il appartenait à la classe dirigeante et s’était
converti au christianisme. Il a travaillé au développement du pays
en introduisant un système d’irrigation sophistiqué. Plus tard,
les chrétiens furent brutalement persécutés et le christianisme
faillit disparaître. Mais le souvenir de Juan-de-Goto demeure et, à
Mizusawa, vous pouvez trouver diverses plaques commémoratives et des
mémoriaux le représentant avec une grande croix. De cette manière,
le christianisme est associé à une mémoire positive et
reconnaissante.
Le
voyage avec Sang-Shim a été très calme et sans stress. Tous les
moyens de transport (bus, train, avion) sont parfaitement organisés.
(L’aéroport du Kansai a été désigné comme l'aéroport le plus
ponctuel au monde en 2022). Partout où vous irez, vous serez
accompagné de manière très gentille et polie. Le dimanche 21
avril, nous avons célébré une “fête” à Masaru. Un certain
nombre d’amis sont venus et chacun a apporté des friandises à
manger. Il régnait une atmosphère à la fois calme et très
joyeuse. Et j'ai pu constater à quel point Masaru se sent ici à
l’aise, combien il est apprécié par les gens. Comme c’est
souvent le cas lors de mes voyages, j’ai trouvé un frère qui
regarde sa vie avec joie et gratitude. Je me demande aussi pourquoi
une vocation aussi belle que la nôtre n’attire pas les jeunes…
Masaru
et moi avons également parlé de l'avenir de la foi et de l'Église.
Au Japon, l’intérêt pour la religion diminue. L’Église
catholique recule également. Les 11 communautés de Wakayama sont
désormais réduites à 2. Il y a une pénurie de prêtres et de
croyants. Les structures et apparences disparaîtront. Mais il reste
l’espoir que l’Évangile perdure d’une manière différente,
discrète et cachée. Tout comme l'engagement de Juan-de-Goto
continue de porter ses fruits aujourd’hui.
La
sensibilité pour la justice, l’engagement contre la discrimination
et le soin des malades et des mourants doivent leur existence,
entre-autre, aux impulsions chrétiennes. Lors du Jugement dernier,
les gens ne seront pas interrogés sur leur appartenance religieuse.
L’unique question sera : avaient-ils un cœur pour les exclus,
les ratés, les étrangers ? Cette sensibilité pourrait être
un fruit possible de l'engagement courageux des martyrs japonais et
du témoignage des chrétiens d'aujourd’hui. Les fraternités
jouent également un petit rôle à cet égard. J’ai visité la
maison de Taka (ancien PFJ) avec Sang Shim, où il a créé une
communauté avec des personnes handicapées (une sorte d’Arche).
Ici, l’esprit de fraternité perdure d’une manière différente.
Il reste donc un espoir : même si certaines structures de
l’Église disparaissent, les fruits de l’Évangile continueront à
grandir en secret.
Quand
je suis parti, j'ai trouvé une parabole pour cette évolution. Les
cerisiers qui m’avaient accueilli avec de magnifiques fleurs
étaient désormais fanés. La beauté rayonnante n’était plus
visible. Mais les cerises poussent discrètement sur les arbres. Et
un jour les fruits rouges raviront le cœur et la bouche !
Andreas